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- Tu vas te venger ? demanda timidement Mimi, le regardant avec vénération.

Momus se frotta le menton.

- Qu'ils aillent au diable. Il faut quitter Moscou. Décamper d'ici au plus vite.

Mais la décision de déguerpir de cette ville si peu accueillante ne fut pas suivie d'effet car, le lendemain, dans l'esprit de Momus surgit un plan grandiose, qu'il baptisa sur-le-champ la " Grande Opération ".

Fruit d'un pur hasard, l'idée lui vint par un très étonnant concours de circonstances.

Donc, résolus à quitter Moscou, ils se replièrent en bon ordre, avec toutes les précautions possibles et imaginables. Au lever du jour, Momus fit un saut au marché aux puces, où il acheta tout un équipement pour une somme totale de trois roubles et soixante-treize kopecks et demi. Il débarrassa son visage de tout grimage, mit une casquette, une veste matelassée, des bottes et des galoches, se métamorphosant ainsi en un bourgeois des plus quelconques. Avec Mimi, les choses étaient plus compliquées car

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la police disposait de sa description physique. Après réflexion, il décida d'en faire un galopin. Avec sa chapka en mouton, sa courte pelisse crasseuse et ses énormes bottes de feutre, il était impossible de la différencier de ces gamins dégourdis qui hantaient la Soukharevka (gare à ses poches !).

D'ailleurs, Mimi était effectivement capable de faire les poches à ses semblables aussi bien qu'un authentique pickpocket. Une fois, à Samara, alors qu'ils étaient sur la paille, elle avait habilement fauché à un marchand sa montre de gousset. En tant que tel, l'oignon ne valait pas un clou, mais Momus savait que le bonhomme y tenait pour l'avoir héritée de son aïeul. Inconsolable, Tit Tititch offrit une récompense de mille roubles à qui lui rapporterait ce trésor de famille et remercia longuement le petit étudiant qui avait retrouvé la montre dans un fossé, le long de la route. Par la suite, avec ces mille roubles, Momus avait ouvert dans la paisible cité une apothicairerie chinoise et s'était fait pas mal d'argent en vendant aux marchands des herbes et racines miraculeuses contre toutes sortes de maladies.

Mais à quoi bon revenir sur les succès d'antan ? Ils fuyaient Moscou comme les Français en 1812 : en proie à un profond abattement. Momus supposait que les gares seraient surveillées et prit des mesures en conséquence.

Cependant, en premier lieu, afin d'amadouer le dangereux monsieur Fandorine, il expédia à Saint-Pétersbourg toutes les affaires de la comtesse Addi. Il est vrai qu'il ne put s'empêcher d'inscrire sur le bordereau d'expédition : " A la dame de pique, de la part du valet de pique ". Par la poste municipale, il

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renvoya rue Malaïa Nikitskaïa le chapelet de jade et les gravures rigolotes, mais là, il se garda bien d'ajouter quoi que ce soit.

Ayant décidé de ne pas se montrer dans un lieu jugé dangereux, il fit porter ses valises à la gare de Briansk afin qu'elles soient chargées sur le train du lendemain. Mimi et lui partirent à pied. Une fois passée la porte Dorogomilov, Momus avait l'intention de louer les services d'un cocher, de rejoindre en traîneau la première station de chemin de fer où, le lendemain matin, il récupérerait ses bagages.

L'humeur était à l'amertume, alors que, dans le même temps, Moscou fêtait le dimanche du Pardon, dernier jour d'une semaine grasse, pleine d'insouciance. Le lendemain, dès l'aube, commenceraient les prières et les dévotions, on ôterait aux réverbères leur globe de couleur, on démonterait les baraques bariolées des forains, le nombre d'individus ivres diminuerait considérablement. En attendant, pour une journée encore, les gens pouvaient faire la fête, boire et manger tout leur content.

Près du marché de Smolensk, une attraction consistait à descendre, dans des " diligences ", une énorme butte en bois, avec force rires, sifflets et hurlements. On vendait un peu partout des blinis chauds : à la tête de hareng, à la kacha, au miel, au caviar. Un prestidigitateur turc portant un fez rouge enfonçait des yatagans dans son énorme gueule aux dents blanches. Un saltimbanque marchait sur les mains et remuait les jambes de manière comique. Un type tout barbouillé de noir, au poitrail nu et au tablier de cuir, crachait des langues de feu.

Mimi tournait la tête de tous côtés : un vrai garnement prêt à jouer un mauvais tour. Se mettant dans

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la peau de son personnage, elle avait demandé qu'on lui achète une grande sucette rouge vif en forme de coq et, de sa petite langue rosé et pointue, elle léchait avec délectation l'ignoble friandise, alors qu'en temps ordinaire sa préférence allait au chocolat suisse, dont elle était capable d'engloutir jusqu'à cinq tablettes par jour.

Toutefois, sur la place bigarrée, on ne faisait pas que s'amuser et se goinfrer de crêpes. Devant la riche église Notre-Dame-de-Smolensk, des mendiants, assis en une longue file, s'inclinaient jusqu'à terre, demandaient aux chrétiens leur pardon et accordaient le leur. Pour les pauvres, c'était une journée importante et lucrative. Beaucoup leur apportaient des offrandes : qui une crêpe, qui une petite fiole de vodka, qui une pièce.

Sortant de l'église, un homme apparut sur le parvis. Pas lourd, pelisse d'hermine grande ouverte, tête chauve dénudée : une huile. Il fit plusieurs fois le signe de croix devant sa face boursouflée et cria d'une voix de stentor :

- Pardonne, peuple orthodoxe, si Samson Erop-kine est coupable de quoi que ce soit !

Les mendiants s'animèrent et répondirent dans un brouhaha discordant :

- Et toi, notre cher bienfaiteur, accorde-nous ton pardon !

Ils espéraient sans doute quelque aumône, mais aucun d'eux n'avança. Ils s'empressèrent de s'aligner sur deux rangs afin de libérer le passage vers la place, où un luxueux traîneau laqué et débordant de fourrures attendait le richard.

Momus s'arrêta pour regarder comment le gros joufflu allait s'y prendre pour gagner sa place au

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royaume des cieux. A sa sale tête, on voyait que c'était le pire rapace et suceur de sang que la terre eût connu, mais qu'en même temps il aspirait au paradis. Il pouvait être intéressant de savoir à combien il estimait le billet d'entrée.

Derrière le bienfaiteur pansu, le dépassant d'une tête et demie, avançait un grand costaud à barbe noire et à la mine de bourreau. Enroulé autour de son bras droit, le gaillard avait un long fouet à lanière de cuir, tandis que, dans la main gauche, il tenait une bourse de toile. De temps à autre, le maître se tournait vers son larbin, puisait dans la bourse de la monnaie, qu'il distribuait aux mendiants : une petite pièce à chacun. Lorsqu'un vieux cul-de-jatte, trop impatient pour attendre son tour, s'avança pour demander l'aumône, le barbu se mit à beugler, déroula son fouet en un éclair et, de l'extrémité de la lanière, frappa la tête chenue du malheureux grand-père, qui ne put que pousser un cri de douleur.

Quant à l'homme au manteau d'hermine, à chaque fois qu'il mettait une pièce dans une main tendue, il ajoutait ces paroles :

- Ce n'est pas pour vous, ce n'est pas pour vous, bande d'ivrognes, mais pour Notre Seigneur tout-puissant et miséricordieux, afin qu'il pardonne ses péchés à Son humble serviteur Samson.

Une observation plus attentive permit à Momus de satisfaire sa curiosité ; comme on pouvait s'y attendre, pour échapper au feu de l'enfer l'affreux personnage ne payait pas cher : un kopeck de cuivre par mendiant.

- Apparemment, les péchés de l'humble serviteur Samson ne sont pas si grands, marmonna tout haut Momus, s'apprêtant à continuer son chemin.

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Une voix rauque et avinée résonna alors à son oreille :

- Oh si, mon gars, qu'ils sont grands. T'es donc pas de Moscou que tu connais pas Eropkine ?

A côté se tenait un loqueteux squelettique au visage terreux parcouru de tics nerveux. Le pauvre bougre puait l'alcool frelaté, et son regard, rivé sur le parcimonieux donateur, brûlait d'une haine féroce.