- Y doit bien sucer le sang à la moitié de Moscou, expliqua l'homme. Il a des asiles de nuit, des tavernes un peu partout ; à la Khitrovka presque tout est à lui. Y rachète des trucs volés à des " actifs ", y prête de l'argent à des taux monstrueux. En un mot : un vampire, un monstre.
Momus regarda avec un intérêt renouvelé le gros lard si peu sympathique qui venait de prendre place dans son traîneau. Tiens donc, se dit-il, il y a des types drôlement pittoresques à Moscou.
- Et la police, il s'en fiche ? Le miséreux lança un crachat :
- Quelle police ? Il est toujours fourré chez le gouverneur, le prince Dolgoroukoï. C'est qu'il a le titre de général, maintenant, Eropkine ! Quand on a construit la fameuse cathédrale, c'est pas pour rien qu'il a balancé un million. Pour ça, il a reçu du tsar un ruban avec une étoile et un poste dans une société de bienfaisance. C'est comme ça que Samson le vampire est devenu " Son Excellence ". Mais c'est un voleur, un bourreau, un assassin !
- Assassin, c'est peut-être exagéré, quand même, dit Momus, sceptique.
- Exagéré ? ! s'insurgea l'ivrogne en regardant pour la première fois son interlocuteur. Samson
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Kharitonovitch lui-même, c'est sûr, y va pas se salir les mains. Mais t'as vu Kouzma ? Le muet avec son knout ? Celui-là, c'est pas un homme, c'est une bête sauvage, un chien féroce. Il est pas seulement capable de tuer, il peut te dépecer vivant. Et d'ailleurs il l'a déjà fait ! Tu sais, mon gars, je peux t'en dire sur eux !
- Eh bien, allons-y, tu vas me raconter tout ça. On va s'asseoir quelque part, je t'offre un coup à boire, proposa Momus. (Il n'avait rien d'urgent à faire, et ce petit bonhomme avait l'air drôlement intéressant. On pouvait apprendre des tas de choses utiles de ce genre d'individu.) Attends juste que je donne vingt kopecks au gamin, pour les chevaux de bois.
Ils s'installèrent dans une taverne. Momus demanda du thé avec des biscuits et, pour le poivrot, prit une bouteille de genièvre et de la brème salée.
Lentement, l'air digne, le narrateur vida un verre, suça un morceau de queue de poisson. Puis il commença en remontant loin en arrière.
- Si tu connais pas Moscou, t'as sûrement jamais entendu parler des bains Sandounovski.
- Comment ça, bien sûr que si, ces bains sont célèbres, répondit Momus tout en remplissant le verre de son interlocuteur.
- Pour sûr qu'y sont célèbres. Là-bas, dans la partie réservée aux grands messieurs, c'était moi l'homme le plus important. Tout le monde connaissait Igor Tichkine. Je faisais les saignées, j'enlevais les cors, je rasais comme personne, je savais tout faire. Mais j'étais surtout renommé comme masseur. Mes mains étaient intelligentes. J'avais une
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telle façon de faire circuler le sang dans les veines, de dérouiller les articulations qu'avec moi les comtes et les généraux ronronnaient comme des chatons. Et je soignais plein de maladies - avec des tisanes et toutes sortes de codions. Y avait des mois où j'amassais jusqu'à cent cinquante roubles ! J'avais une maison, un jardin. Et une veuve qui venait de temps en temps me voir, une femme de pope.
Igor Tichkine vida son deuxième verre, cette fois sans faire de manières, d'une seule traite, sans sentir ce qu'il buvait.
- Eropkine, cette charogne, m'appréciait. Tout le temps y réclamait Tichkine. Je compte plus les fois où y m'a fait venir chez lui. C'était comme si je faisais partie de la maison. Je lui rasais sa trogne toute grêlée, je lui perçais ses pustules, je traitais son impuissance. Et qui l'a sauvé des hémorroïdes, ce gros lard ? Qui lui a rentré sa hernie ? C'est qu'il avait de l'or dans les doigts, Igor Tichkine. Et maintenant, la misère, plus de toit, plus de rien. Et tout ça à cause de lui, à cause d'Eropkine ! Tiens, mon gars, reprends-moi donc un peu de gnôle. A parler de ça, je suis tout retourné.
Quelque peu calmé, l'homme poursuivit :
- C'est fou ce qu'il est superstitieux, Eropkine. Pire qu'une bonne femme de la campagne. Y croit à tous les présages : au chat noir, au cri du coq, à la nouvelle lune. Et faut que je te dise, mon brave gars, qu'au milieu de sa barbe, juste au creux de la fossette, Samson avait une drôle de verrue. Toute noire avec trois poils roux qui poussaient dessus. Il fallait voir comme il la bichonnait, y disait que c'était son signe particulier. Y faisait exprès de laisser pousser
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sa barbe sur les joues et de raser son menton pour que sa verrue se voie mieux. Et voilà-t-il pas que je lui coupe son fameux signe particulier... Cette fois-là j'étais pas dans mon assiette : la veille au soir, j'avais bu comme un trou. Je me le permettais rarement, seulement les jours de fête, mais c'était le jour où ma pauvre mère avait rendu l'âme, alors je me suis consolé comme je pouvais. Bref, ma main a tremblé et, comme mon rasoir avec sa lame en acier damassé coupait bien, j'ai envoyé promener la verrue. Eropkine pissait le sang et gueulait : " C'est ma chance que tu viens de détruire, espèce de démon à doigts crochus ! " Et voilà qu'il se met à sangloter, qu'il essaie de recoller la verrue, mais elle tient pas, elle se redétache. Furieux comme une bête sauvage, il appelle Kouzma. Celui-là commence par me fouetter avec son knout, mais pour Eropkine ça suffit pas. " Tes mains, qu'y dit, je veux qu'on te les arrache, qu'on réduise en bouillie tes sales doigts maladroits. " Kouzma m'attrape la main droite, la met dans l'ouverture de la porte et la claque de toutes ses forces. On entend simplement un craquement... Je crie: "Je t'en prie, ne me laisse pas mourir de faim, épargne au moins ma main gauche ! " Je t'en fous, y me bousille la main gauche...
L'ivrogne fit un geste de la main, et c'est alors seulement que Momus remarqua ses doigts : anormalement écartés, raides.
Momus remplit de nouveau le verre du pauvre diable et lui tapota l'épaule :
- Un sacré personnage, cet Eropkine, dit-il en se rappelant le visage bouffi du bienfaiteur. (Il n'aimait pas du tout ce genre d'individus. S'il ne lui avait pas fallu quitter Moscou, il aurait volontiers donné une
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bonne leçon à cette ordure.) Et, dis-moi, ses tavernes et ses refuges lui rapportent gros ?
- Disons dans les trois cent mille par mois, répondit Igor Tichkine en essuyant ses larmes d'un geste coléreux.
- Là, mon frère, c'est toi qui pousses. L'ivrogne s'emporta :
- Comme si je le savais pas ! Puisque je te dis que chez lui j'étais comme chez moi ! Tous les jours que Dieu fait, son Kouzma fait la tournée des tavernes et autres débits de boissons où c'qu'Eropkine est le patron. Jusqu'à cinq mille par jour, qu'y ramasse. Les samedis, on lui apporte la recette des refuges. Y en a un qui à lui seul abrite quatre cents familles. Et les filles qu'il a sur le trottoir, tu crois que ça lui rapporte rien ? Et le recel de marchandises volées ? Tu sais, Samson Kharitonovitch, y fourre tout son fric dans un simple sac de jute qu'il garde sous son lit. C'est une habitude qu'il a. Autrefois, il est arrivé à Moscou avec ce sac pour vendre des chaussures en paille tressée et y croit que c'est grâce à lui qu'il a fait fortune. Je te dis, il est comme une vieille bonne femme, y croit à toutes sortes d'âneries. Le premier de chaque mois, y sort la recette de dessous son lit et va la porter à la banque. Faut voir les airs qu'y prend quand il roule dans son carrosse avec son sac de chanvre tout dégueulasse. Pour lui, c'est le jour qui compte le plus. Et comme ce blé il est secret et qu'y provient d'affaires illégales, la veille y a les comptables qui restent la journée à trafiquer des faux papiers. Y a des fois où y porte trois cent mille roubles à la banque, et y a des fois où c'est plus - ça dépend combien y a de jours dans le mois.
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- Il garde des sommes pareilles chez lui, et personne ne l'a jamais volé ! s'étonna Momus, écoutant d'une oreille de plus en plus attentive.
- Va donc essayer de le voler avec le grand mur en pierre qu'y a autour de la maison, les chiens de garde en liberté dans la cour, les larbins et puis le maudit Kouzma. Celui-là, son fouet, c'est pis qu'un rivolver. Je parie qu'il est capable de couper en deux une souris en train de courir. Des " actifs ", pas un seul oserait pénétrer chez Eropkine. Mais une fois, y a de ça cinq ans, un type qu'était pas d'ici a essayé. Plus tard, on l'a retrouvé à l'écorcherie. Avec son knout, Kouzma lui avait arraché toute la peau lambeau après lambeau. Et ni vu ni connu, motus et bouche cousue. Eropkine, probable qu'il engraisse toute la police, il a tellement de fric. Seulement, cet Hérode, sa fortune lui servira pas à grand-chose, y va crever de ses calculs. Il a les reins malades et, à part Tichkine, y a personne pour le soigner. Si tu crois que c'est les docteurs qui vont lui dissoudre son caillou... L'autre jour, on est venu me chercher de la part de Samson Kharitonovitch. " Viens, Igor, qu'y m'ont dit, il te pardonne. Et il te donnera de l'argent, mais pour ça faut que tu reviennes et que tu le soignes. " Eh ben, j'y suis pas allé ! Si lui me pardonne, moi je lui pardonnerai jamais !