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- Et, dis-moi, c'est souvent qu'il fait l'aumône aux pauvres ? demanda Momus, sentant sa circulation sanguine s'accélérer sous l'effet de l'excitation.

Mimi, lassée d'attendre, jeta un coup d'oil à l'intérieur de la taverne. Il lui fit un signe qui voulait dire : laisse-moi tranquille, je suis en plein travail.

Tichkine appuya son visage sombre sur sa main ; son coude mal assuré glissa sur la nappe sale.

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- Oh oui, souvent. A partir de demain, quand le grand carême aura débuté, il viendra tous les jours à la Smolenka. C'est qu'il a un bureau pas loin, cette vermine. En chemin, y saute de son traîneau, distribue un rouble en petite monnaie et fonce à son bureau en ramasser mille.

- Tu sais, Igor Tichkine, dit Momus, tu me fais vraiment de la peine. Viens avec moi. Je vais te trouver un endroit pour dormir et te donner de quoi te payer à boire. Raconte-moi plus en détail ta pauvre vie. Comme ça, tu dis qu'il est très superstitieux, cet Eropkine ?

" C'est vraiment la guigne, pensa Momus en conduisant le pauvre martyr vers la sortie. C'est fou cette malchance qui me poursuit, ces derniers temps ! Février est justement le mois le plus court ! Vingt-huit jours ! Dans le sac, il y aura à peu près trente mille roubles de moins que, disons, en janvier ou en mars. Encore heureux qu'on soit le 23. Jusqu'à la fin du mois, ça ne fait pas long à attendre, et, en même temps, ça laisse assez de jours pour bien se préparer. "

L'opération s'annonçait grandiose : d'un coup, il se rattraperait de toutes ses déconvenues moscovites.

Le lendemain, premier jour de la semaine d'Oculi, la Smolenka était méconnaissable. Comme si, pendant la nuit, le sorcier Tchernomor était passé sur la place en secouant ses larges manches et avait balayé de la face de la terre tous les pécheurs, les ivrognes, les braillards et les gueulards, chassé les vendeurs de sbitène, de pâtés farcis et de crêpes, enlevé les fanions multicolores, les guirlandes de papier et les ballons, pour ne laisser que les baraques vides,

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les corbeaux noirs sur la neige rendue luisante par le soleil et les mendiants sur le parvis de Notre-Dame-de-Smolensk.

Dans l'église, on avait dit les matines avant le lever du jour, et avait alors commencé l'austère période de pénitence qui devait durer sept semaines. Le bedeau était déjà passé trois fois parmi les dévots pour récolter les offrandes, et il venait, pour la troisième fois, de rapporter à l'autel un plateau croulant sous les pièces de cuivre et d'argent quand était arrivé le plus important des paroissiens, Son Excellence Samson Kharitonovitch Eropkine en personne. Il était particulièrement soigné pour l'occasion : visage large et flasque bien lavé, cheveux clairsemés soigneusement séparés par une raie, longs favoris huilés.

Depuis un quart d'heure, Samson Kharitonovitch se tenait devant les portes de l'iconostase, se prosternant jusqu'à terre et se signant à grands gestes. Le pope sortit, un cierge à la main, agita son encensoir en direction d'Eropkine et murmura : " Seigneur, Maître de ma vie, purifie-moi, pauvre pécheur... " Le bedeau, quant à lui, rappliqua aussitôt, muni d'un plateau vide. Le dévot se releva, secoua la poussière des pans de sa pelisse en drap et posa sur le plateau trois billets de cent roubles - telle était l'habitude de Samson Kharitonovitch les lundis d'Oculi.

Lorsque le généreux donateur sortit de l'église, sur la place, les mendiants l'attendaient déjà, les mains tendues, bêlant, se bousculant. Mais Kouzma agita à peine son knout, et aussitôt la bousculade cessa. Les pauvres s'alignèrent sur deux rangs, tels des soldats à la revue. Tout n'était que bure grise et loques, à

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l'exception d'une tache blanche sur la gauche, se détachant au milieu du troupeau.

Samson Kharitonovitch plissa ses yeux boursouflés : debout parmi les mendiants, se tenait un ravissant jouvenceau. Aux yeux immenses, d'un bleu d'azur. Au visage fin et pur. Aux cheveux d'or taillés au bol (oh, il y en avait eu, des cris, car Mimi refusait obstinément de couper ses boucles). Le merveilleux adolescent était vêtu d'une simple chemise à la blancheur neigeuse, et pourtant il n'avait pas froid (pour sûr : sous sa chemise, Mimi avait un fin maillot en angora de première qualité et sa tendre poitrine était étroitement serrée par une bande de chaude flanelle). Il portait des pantalons en velours de coton, des chaussures de tille tressée par-dessus d'épaisses chaussettes claires, immaculées.

Tout en distribuant les kopecks, Eropkine jetait sans cesse des regards au surprenant mendiant et, s'en approchant, il tendit au jouvenceau non pas une pièce mais deux, et ordonna :

- Tiens, prie pour moi.

Le garçon aux cheveux d'or refusa l'argent. Il leva au ciel ses yeux limpides et dit d'une petite voix sonore :

- Tu donnes trop peu, serviteur de Dieu. Tu veux te racheter à vil prix auprès de Notre Mère de Douleur.

Il regarda Samson Kharitonovitch droit dans les yeux, et l'imposant personnage se sentit mal à l'aise, tant ce regard était fixe et sévère.

- Je vois ton âme pécheresse, reprit-il. Tu as sur le cour une tache de sang et en toi la pourriture. Tu dois te purifier, te purifier, chantonna le bienheureux. Sinon tu ne seras plus que décomposition et

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puanteur. Ta panse te fait mal, Samson, tes reins te tourmentent, pas vrai ? C'est à cause de la saleté, tu dois te purifier.

Eropkine se pétrifia. Et il y avait de quoi ! Ses reins ne valaient effectivement plus rien, et sur son sein gauche il avait une grande tache de vin. Les informations étaient fiables, elles provenaient d'Igor Tichkine.

- Qui es-tu ? lâcha Son Excellence avec effroi. L'adolescent ne répondit pas. Il leva de nouveau

les yeux au ciel, se mit à bouger précipitamment les lèvres.

- C'est un fol en Christ, un bienfaiteur, souffla-t-on à Eropkine de droite et de gauche. C'est la première fois qu'il vient ici. On ne sait pas d'où il sort. Il divague. Il s'appelle Païssi. Tout à l'heure, le haut mal l'a pris, de l'écume est sortie de sa bouche, mais son souffle était divin. C'est un homme de Dieu.

- Tiens, voilà un rouble, puisque tu es un homme de Dieu. Prie pour la rédemption de mes lourds péchés.

Eropkine sortit un billet de son porte-monnaie, mais, de nouveau, le bienheureux refusa. Il dit d'une voix douce et pénétrante :

- Ce n'est pas à moi qu'il faut le donner. Je n'en ai pas besoin, la Mère de Dieu veille à ma subsistance. Donne-le à lui. (Il indiqua un vieux mendiant, Zoska, un cul-de-jatte connu de tout le marché.) Hier, ton esclave l'a offensé. Donne au malheureux, et je prierai Notre Sainte Mère pour qu'elle t'accorde sa grâce.

Zoska s'empressa d'approcher sur son petit chariot et tendit une énorme patte noueuse. Eropkine y fourra le billet d'un air dégoûté.

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- Que la Très Sainte Mère de Dieu te bénisse, proféra l'adolescent d'une voix stridente en pointant sa fine main vers Eropkine.