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C'est alors que se produisit un miracle dont Moscou se souviendrait longtemps.

Venu d'on ne sait où, un énorme corbeau vint se poser sur l'épaule du fol en Christ. Un cri de stupeur jaillit de la foule des mendiants. Mais quand on distingua un anneau d'or dans la patte de l'oiseau noir, un calme absolu s'abattit sur la place.

Eropkine était plus mort que vif : ses lèvres épaisses tremblaient, les yeux lui sortaient de la tête. Il leva la main pour se signer, mais ne termina pas son geste.

Des yeux du bienheureux, des larmes se mirent à couler.

- J'ai pitié de toi, Samson, dit-il, retirant l'anneau de la patte de l'oiseau et le tendant à Eropkine. Prends, c'est à toi. La Sainte Mère de Dieu n'accepte pas ton rouble, elle te le retourne sous forme de ce cadeau. Et si elle t'a envoyé un corbeau, c'est parce que ton âme est noire.

L'homme de Dieu tourna les talons et s'éloigna d'un pas lent.

- Arrête-toi ! cria Samson Kharitonovitch, regardant d'un air désemparé l'anneau étincelant. Eh, attends ! Kouzma, fais-le monter dans notre traîneau ! On l'emmène avec nous !

Le géant à barbe noire rattrapa le gamin et le prit par l'épaule.

- Tu vas venir chez moi, hein... comment déjà, ah oui, Païssi ! lança Eropkine. Reste un peu chez moi, tu y seras au chaud.

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- Je n'ai rien à faire dans un palais de pierre, répondit sévèrement l'adolescent en se retournant. L'âme y devient aveugle. Quant à toi, Samson, écoute-moi bien. Demain, après les matines, viens à la Vierge des Ibères. J'y serai. Apporte une bourse avec des pièces d'or, et qu'elle soit pleine. Je veux de nouveau intercéder pour toi auprès de la Mère de Dieu.

Et il partit sous les regards de la foule. Sur l'épaule du fol en Christ, le corbeau noir picotait quelque chose en poussant des croassements rauques.

(Le corbeau avait pour nom Balthazar. Apprivoisé, il avait été acheté la veille au marché aux oiseaux. L'intelligent animal avait vite compris la supercherie somme toute assez simple : Mimi glissait des grains de millet dans la couture de son épaule, Momus - posté d'abord à cinq mètres d'elle, puis à quinze, puis à trente - lâchait Balthazar, lequel allait directement se poser sur la chemise blanche.)

La sangsue vint au rendez-vous. Bien sagement. Avec sa bourse. En fait de bourse, il s'agissait d'un sac de cuir, pesant, que Kouzma portait en suivant son maître.

Durant la nuit, comme on pouvait s'y attendre, des doutes avaient assailli le général philanthrope. Il n'avait pas manqué de vérifier si la bague de la Sainte Mère de Dieu était bien en or, avec les dents et même à l'acide. Soyez sans crainte, Votre Sang-sullence, c'est du vrai, du beau travail ancien.

Le bienheureux Païssi se tenait à l'écart de la chapelle. Il attendait paisiblement. A son cou pendait

une coupe pour les offrandes. Dès qu'elle était remplie, il allait distribuer les pièces aux infirmes. Autour de l'adolescent, mais à distance respectable, était massée une foule assoiffée de prodiges. Après les événements de la veille, une rumeur s'était répandue à travers les églises et les parvis, faisant état d'une apparition miraculeuse, d'un corbeau tenant dans son bec un anneau d'or orné de pierres précieuses (le bouche-à-oreille avait ainsi transformé les faits).

La journée s'annonçait maussade et l'atmosphère s'était rafraîchie, mais le fol en Christ était vêtu de nouveau de sa seule chemise blanche, à ceci près toutefois qu'il avait enroulé un morceau d'épais tissu autour de sa gorge. Il ne jeta même pas un regard à Eropkine qui avançait vers lui, ne le salua pas.

De l'endroit où il se tenait, Momus ne put évidemment pas entendre ce que la sangsue dit à l'adolescent, vraisemblablement exprimait-il quelque réticence. Mimi avait pour mission d'entraîner le monstre dans un lieu désert. Désormais la présence du public n'était plus nécessaire.

Brusquement, l'homme de Dieu se retourna, fit signe au gros lard de le suivre et, traversant la place, se dirigea droit sur Momus. Après un instant d'hésitation, Eropkine entreprit de suivre le bienheureux. Les curieux voulurent leur emboîter le pas, mais le janissaire à barbe noire fit claquer son fouet deux ou trois fois, et les badauds reculèrent.

- Non, pas à celui-ci, il n'y a pas de grâce en lui, dit Mimi de sa voix cristalline en s'arrêtant un instant devant un jeune soldat estropié.

Passant près d'un bossu, le fol en Christ déclara :

- Pas non plus à celui-là, son âme est morte.

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En revanche, devant Momus, posté à l'écart des autres quémandeurs, l'adolescent s'arrêta, se signa, s'inclina jusqu'au sol. Il ordonna à Eropkine :

- Voilà, donne ta bourse à cette misérable. Son mari a été rappelé à Dieu, ses enfants sont petits et réclament à manger. Vas-y, donne-lui. La Mère de Dieu a pitié des gens comme elle.

De sous son fichu qui lui couvrait le bas du visage, du menton pratiquement jusqu'au nez, Momus demanda d'une voix haut perchée :

- Donne-lui quoi ? Donne-lui quoi ? Tu viens d'où, petit ? Comment tu sais pour moi ?

- Qui es-tu ? demanda Eropkine en se penchant vers la veuve.

- Je m'appelle Ziouzina, mon bon, Marthe de mon prénom, chantonna Momus d'une voix suave. Une pauvre veuve estropiée. Mon mari et protecteur a rendu l'âme, en me laissant avec sept marmots plus petiots les uns que les autres. Si tu me donnais une petite pièce, je leur achèterais un peu de pain.

Samson Kharitonovitch renifla bruyamment et regarda la femme d'un air soupçonneux.

- C'est bon, Kouzma, tu peux lui donner. Et surtout veille à ce que Païssi ne prenne pas la poudre d'escampette.

L'affreux barbu lança négligemment la bourse à Momus - pas si lourde que ça, finalement.

- Qu'est-ce que c'est, mon bon ? demanda la jeune veuve, l'air apeurée.

Sans daigner lui répondre, Eropkine se tourna vers le bienheureux :

- Alors, et maintenant ?

L'adolescent se mit à bredouiller des paroles inintelligibles, se laissa choir à genoux et se frappa par

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trois fois le front contre le pavé. Puis il colla son oreille à un bloc de pierre, comme pour écouter quelque chose, et se releva.

- La Mère de Dieu te dit de venir demain à l'aube au jardin Neskoutchni. Creuse la terre au pied du vieux chêne qui se trouve derrière le kiosque de pierre. Creuse à l'endroit où le chêne est recouvert de mousse. Là, tu auras la réponse à ta question, esclave de Dieu. (Puis le fol en Christ ajouta doucement :) Sois-y, Samson. J'y viendrai moi aussi.

- Ah non ! se rebiffa Eropkine. Pas question ! Toi, mon bonhomme, tu viens avec moi. Emmène-le, Kouzma. Tu n'en mourras pas de passer une nuit dans le " palais de pierre ". Mais si tu m'as roulé, tu vas le regretter. Mes pièces, crois-moi, je te les ferai recracher.

Momus, toujours à genoux, recula peu à peu puis, se redressant, disparut dans le dédale des ruelles du marché au gibier.

Il dénoua le cordon de la bourse, y plongea la main. Elle ne contenait pas grand-chose : une trentaine d'impériales en tout et pour tout. Un vrai pingre, ce Samson Kharitonovitch. La Mère de Dieu devait le trouver mesquin. Mais peu importait, la Vierge Marie, elle, ne lésinerait pas avec son fidèle serviteur.

Il faisait encore nuit quand, chaudement vêtu et muni d'un flacon de cognac, Momus s'installa à un endroit repéré à l'avance : dans les buissons, avec vue imprenable sur le vieux chêne. Dans l'obscurité, se dessinaient vaguement les silhouettes blanches des colonnes de l'élégante gloriette. A cette heure

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matinale, il n'y avait pas un chat dans le jardin Neskoutchni.

Le théâtre des hostilités était préparé et aménagé comme il convenait. Momus mangea un sandwich au jambon (au diable le carême) et, alors qu'il venait d'avaler une gorgée de cognac dans le bouchon de sa fiole, il vit déboucher dans l'allée le traîneau d'Eropkine.

Kouzma fut le premier à descendre. Sur ses gardes, le muet observa les environs (Momus se baissa), contourna plusieurs fois le chêne et fit un geste de la main. Samson Kharitonovitch approcha, tenant fermement le bienheureux Païssi. Les deux hommes assis sur le siège du cocher restaient à leur place.