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Mimi le tira d'affaire. Elle se releva de terre et dit doucement :

- La chapelle Saint-Varsonofi, près du couvent de Novopimenovski. Là se trouve un saint ermite. C'est à lui que tu dois apporter le sac. Ce soir à minuit.

La chapelle Saint-Varsonofi avait mauvaise réputation dans Moscou. Sept ans plus tôt, la foudre était tombée sur la petite église située à l'entrée du monastère de Novopimenovski. La sainte croix avait été renversée, la cloche fendue. Les gens s'étaient alors

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interrogés : comment un bâtiment frappé par la foudre pouvait-il prétendre être la maison de Dieu ?

La chapelle avait été condamnée et, dès lors, tous s'étaient mis à l'éviter : moines et pèlerins aussi bien que simples gens. La nuit, derrière les murs épais, se faisaient entendre des cris et des gémissements terrifiants, inhumains. Etaient-ce des chats en train de copuler et dont les glapissements sous la voûte de pierre étaient amplifiés par l'écho, ou bien se passait-il des choses bien pires dans la chapelle ? Le supérieur du monastère avait eu beau dire une prière solennelle d'intercession et asperger les murs et le sol d'eau bénite, rien n'avait changé, sinon qu'on avait plus peur encore.

Dès avant la Noël, Momus avait repéré ce délicieux endroit et se disait tout le temps qu'il pourrait peut-être un jour lui servir. Eh bien, justement, le moment était venu.

Il avait soigneusement élaboré le décor, préparé des effets scéniques. La Grande Opération approchait du dénouement, lequel promettait d'être renversant.

" Le Valet de Pique se surpasse ! " auraient titré tous les journaux du lendemain s'il y avait eu en Russie une authentique transparence et une réelle liberté de parole.

Quand la petite cloche du monastère tinta sourdement pour annoncer minuit, des pas prudents résonnèrent derrière la porte de la chapelle.

Momus imagina Eropkine en train de se signer puis de tendre la main d'un geste hésitant vers la porte condamnée. Les clous des planches avaient été sortis, de sorte qu'il suffisait de tirer pour que la

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porte s'ouvre dans un grincement à vous déchirer l'âme.

La voilà justement qui venait de s'ouvrir, mais ce ne fut pas Samson Kharitonovitch qui passa la tête à l'intérieur, mais Kouzma. Froussarde, la sangsue avait envoyé son âme damnée en éclaireur.

Le barbu resta bouche bée, tandis que son fouet enroulé glissait de son épaule tel un serpent crevé.

Mais, soit dit en toute modestie, il y avait vraiment de quoi rester baba.

Au centre d'un espace rectangulaire, se dressait une grossière table en planches. A chacun des coins, brûlait une bougie à la flamme à peine vacillante. Sur une chaise, penché au-dessus d'un antique ouvrage à l'épaisse reliure de cuir (Travels Into Several Remote Nations Of The World. In Four Parts. By Lemuel Gulliver, First A Surgeon, And Then A Captain Of Several Ships1, dans une édition de Bristol datée de 1726 et achetée chez un bouquiniste pour son épaisseur et son aspect imposant), était assis un vieux sage en tunique blanche, pourvu d'une longue barbe grisonnante et de soyeux cheveux blancs retenus par un chapelet de corde noué autour du front. Un oil de l'ermite était couvert d'un bandeau noir, son bras gauche était en écharpe. Le saint homme parut ne pas avoir remarqué l'entrée du visiteur.

Kouzma poussa un mugissement en se retournant, et derrière sa large épaule se profila la face blême d'Eropkine.

1. Les voyages dans différents pays lointains du monde. En quatre parties. Par Samuel Gulliver, d'abord chirurgien, puis capitaine de divers vaisseaux.

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Alors, sans lever les yeux de son livre, le saint homme dit d'une voix claire et sonore :

- Approche, Samson. Je t'attendais. On parle de toi dans le livre secret.

Et il pointa son doigt sur une gravure représentant Gulliver entouré de Houyhnhnms.

Avançant d'un pas prudent, l'honorable compagnie pénétra dans la chapelle : le respectable Sam-son Kharitonovitch tenant fermement par la main le jeune Païssi, Kouzma, et les deux autres lascars traînant un sac de jute pansu.

L'ermite transperça Eropkine d'un regard menaçant de son unique oil surmonté de sourcils broussailleux et leva sa dextre. Soudain, obéissant à son geste, une des bougies s'éteignit dans un sifflement. La sangsue poussa un cri de stupeur et lâcha la main de l'adolescent - ce qui était précisément le but recherché.

Le truc de la bougie était simple comme bonjour, mais très impressionnant. Momus l'avait lui-même inventé pour les cas où il se trouvait en mauvaise posture dans une partie de cartes. Les bougies étaient d'apparence ordinaire, à ceci près que leur mèche circulait librement à l'intérieur de la cire. Une mèche inhabituelle, très longue, qui traversait complètement la bougie et passait dans une fente de la table. Il suffisait de la tirer discrètement de la main gauche pour que la bougie s'éteigne (on aura compris que l'écharpe de Momus soutenait en fait un bras de chiffon).

- Je sais, je sais qui tu es et ce que tu es, dit l'ermite avec un mauvais sourire. Approche ton sac, ton sac rempli de sang et de larmes, pose-le... Non, pas sur la table, pas sur le livre magique ! cria-t-il

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aux deux gars. Jetez-le sous la table, afin que je le foule de mon pied infirme.

Il poussa tout doucement le sac avec son pied : sapristi, il était lourd. Il devait être bourré de billets d'un et de trois roubles. Vingt-cinq kilos au bas mot. Mais on n'allait pas s'en plaindre, bien au contraire.

Superstitieux et loin d'être une lumière, Eropkine n'allait cependant pas céder son sac pour des prunes. Seuls, les miracles ne suffiraient pas. Il fallait de la psychologie : énergie, rapidité, revirements inattendus. Ne pas lui laisser le temps de reprendre ses sens, de réfléchir, d'y regarder de trop près. Et maintenant, à l'attaque !

Le vieillard menaça Eropkine du doigt, et aussitôt la seconde bougie s'éteignit.

Samson Kharitonovitch se signa.

- Pas de signe de croix ici ! tonna Momus d'une voix terrible. Tes mains vont se dessécher ! Ignores-tu donc qui tu es venu voir, imbécile ?

- Je... je le sais, mon père, prononça Eropkine d'une voix sifflante. Un saint ermite.

Momus, rejetant la tête en arrière, partit d'un rire sinistre, tel Méphistophélès dans l'interprétation de Giuseppe Bardini.

- Tu es un vrai crétin, Samson Eropkine. As-tu compté les pièces qui constituaient le trésor ?

- Oui...

- Et alors, il y en avait combien ?

- Six cent soixante-six.

- Et la voix, d'où venait-elle ?

- De sous la terre...

- Et qui parle de sous la terre, hein ? Tu ne le sais pas ?

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En proie à la terreur, Eropkine s'accroupit, les jambes comme sciées. Il voulut faire son signe de croix mais n'osa pas et, à la hâte, cacha sa main dans son dos. Puis il se tourna vers ses acolytes pour vérifier qu'ils ne se signaient pas. Mais non, ils tremblaient de peur eux aussi.

- J'ai besoin de toi, Samson, fit Momus, adoptant un ton affectueux tout en rapprochant légèrement le sac avec son pied. Tu seras à moi. Tu me serviras.

Il fit claquer ses doigts, la troisième bougie s'éteignit et immédiatement, sous les voûtes sombres, les ténèbres s'épaissirent.

Eropkine recula.

- Où vas-tu ? ! Je vais te changer en pierre ! rugit Momus. (Puis, jouant sur les contrastes, il se fit patelin.) Voyons, Samson, n'aie pas peur de moi. J'ai besoin de gens tels que toi. Veux-tu de l'argent, une fortune colossale auprès de laquelle ton pitoyable sac fera l'effet d'une poignée de cendres ? (Il donna un coup de pied méprisant dans le jute.) Tu garderas ton sac, n'aie crainte. Et je t'en donnerai une centaine d'autres pareils, ça te va ? Ou bien n'est-ce pas suffisant ? Tu veux plus ? Tu veux le pouvoir sur les hommes ?

Eropkine avala sa salive, mais ne dit rien.