- Et voici longtemps que miss Olsen reçoit de la correspondance ici ? demanda Eraste Pétrovitch tout en calculant mentalement le temps que prenait le courrier pour traverser l'océan. Sans compter qu'il avait fallu communiquer la présente adresse au Brésil ! On aboutissait à un curieux résultat. Béjetskaïa ne pouvait en effet être arrivée en Angleterre plus de trois semaines auparavant.
La réponse fut des plus inattendues :
- Fort longtemps, milord. Quand j'ai commencé à travailler ici - il y a quatre ans -, du courrier arrivait déjà.
- Comment ça ? ! Vous êtes sûr de ne pas vous tromper ?
- Absolument certain, milord. Mais il est vrai que mister Morbid n'est que depuis peu au service de miss Olsen. Depuis le début de l'été, peut-être. De toute façon, avant lui, mister Moebius venait chercher le courrier, et encore avant, mister... euh... désolé, son nom m'échappe. Un monsieur insignifiant et pas du genre causant lui non plus.
Mourant d'envie de jeter un coup d'oil à l'intérieur des enveloppes, Eraste Pétrovitch interrogea du regard son informateur. Sans doute ne résisterait-il
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pas à une nouvelle pièce. Cependant, une meilleure idée vint à l'esprit du conseiller titulaire et courrier diplomatique de première catégorie nouvellement promu.
- Ainsi, ce mister Morbid vient chaque soir à dix heures, dites-vous ?
- Avec la précision d'une horloge, mister.
Eraste Pétrovitch posa sur le comptoir un quatrième demi-souverain et, se penchant en avant, susurra quelque chose à l'oreille du bienheureux portier.
Le temps qui restait à attendre jusqu'à dix heures fut mis à profit de la façon la plus productive.
Avant toute autre chose, Eraste Pétrovitch graissa et chargea son coït de courrier. Puis il alla dans le cabinet de toilette et, appuyant successivement sur les pédales d'eau chaude et d'eau froide, il remplit la baignoire en l'espace d'une quinzaine de minutes. Il s'y prélassa pendant une demi-heure, et, quand l'eau se fut refroidie, son plan d'action était définitivement arrêté.
Après avoir recollé ses moustaches et s'être admiré un instant dans le miroir, Fandorine se vêtit en Anglais le plus insignifiant possible : chapeau melon noir, pantalons noirs, cravate noire. Si à Moscou on l'eût sans doute pris pour un croque-mort, à Londres il était supposé passer pour l'homme invisible. Sans compter que la nuit serait la bienvenue - il n'aurait qu'à retourner les revers de sa veste sur le devant de sa chemise, à remonter ses manchettes et à se fondre dans les profondeurs des ténèbres, ce qui pour son plan était d'une extrême importance.
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Il lui restait environ une heure et demie pour une promenade de reconnaissance dans les environs. Eraste Pétrovitch quitta Gray Street pour tourner dans une large rue grouillante d'équipages et, presque immédiatement, se retrouva devant le fameux théâtre Old Vie, décrit en détail dans son guide. Il continua encore un peu et - ô miracle ! - il aperçut les contours familiers de la gare de Waterloo, d'où il avait fallu quarante bonnes minutes à son fiacre pour le conduire au Winter Queen - le cocher, ce filou, lui avait pris cinq shillings. Puis, bientôt, se profila la Tamise, grise, rébarbative dans l'obscurité du soir. En voyant ses eaux sales, Eraste Pétrovitch frissonna et, sans raison évidente, un sombre pressentiment le saisit. De manière générale, il se sentait mal à l'aise dans cette ville étrangère. Les passants vous évitaient du regard, pas un seul ne vous regardait en face, ce qui, il faut en convenir, eût été absolument inconcevable à Moscou. En outre, Fandorine n'arrivait pas à se débarrasser de l'étrange impression qu'un regard malveillant était braqué dans son dos. A plusieurs reprises, le jeune homme s'était retourné et, une fois, il lui avait semblé apercevoir une silhouette en noir qui se dissimulait furtivement derrière une colonne affichant les spectacles de théâtre. Mais Eraste Pétrovitch se ressaisit et, maudissant sa méfiance excessive, il cessa de se retourner. Toujours ces maudits nerfs. Il en hésitait même : ne devrait-il pas remettre au lendemain l'exécution de son plan ? Auquel cas il pourrait passer le matin à l'ambassade et rencontrer Pyjov, le mystérieux secrétaire dont lui avait parlé le chef. Mais, lorsqu'elle est dictée par la couardise, la prudence est indigne, et le jeune homme n'avait par ailleurs aucune envie de continuer à perdre son
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temps. C'était déjà bien assez de trois semaines gaspillées pour des âneries.
Son voyage à travers l'Europe s'était révélé moins agréable que, dans son enthousiasme, ne l'avait initialement supposé Fandorine. Le territoire situé de l'autre côté de la frontière l'avait démoralisé par son incroyable dissemblance avec les humbles horizons de son pays natal. Eraste Pétrovitch regardait par la vitre de son compartiment et attendait toujours que les petits villages proprets et les villes-jouets fassent place à un paysage normal, mais plus le train s'éloignait de la frontière russe, plus blanches devenaient les maisonnettes et plus pittoresques les villes miniatures. Fandorine était d'humeur de plus en plus sombre, mais il ne s'autorisait pas à pleurnicher. En fin de compte, tout ce qui brille n'est pas or, se disait-il, ce qui ne l'empêchait pas d'éprouver un certain abattement.
Puis il s'était habitué et, bien vite, il lui était apparu que Moscou n'était pas beaucoup plus sale que Berlin, et que le Kremlin et les coupoles dorées des églises russes avaient de quoi faire pâlir d'envie les Allemands. Une autre chose avait été cause de tourments : l'agent militaire de l'ambassade russe à qui Fandorine avait remis un paquet scellé lui avait demandé de ne pas poursuivre sa route immédiatement et d'attendre une correspondance secrète à transmettre à Vienne. L'attente avait duré une semaine, et Eraste Pétrovitch avait fini par en avoir plus qu'assez de flâner à l'ombre des arbres de Unter den Linden, plus qu'assez de s'attendrir sur les cygnes trop bien nourris des parcs berlinois.
La même chose s'était répétée à Vienne, à cette différence près que, cette fois, il avait fallu attendre pen-
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dant cinq jours un paquet destiné à l'agent militaire à Paris. Eraste Pétrovitch s'énervait, s'imaginant que, lassée d'attendre des nouvelles de son Hippolyte, " miss Olsen " avait quitté l'hôtel et qu'il serait désormais définitivement impossible de la retrouver. Exaspéré, Fandorine passait des heures dans les cafés à manger des tonnes de gâteaux aux amandes et à boire des litres de crème-soda.
A Paris, en revanche, il prit les choses en main : il fit une visite de cinq minutes à la représentation russe, remit les documents au colonel de l'ambassade et annonça sans appel qu'il était chargé d'une mission spéciale et qu'il ne pouvait s'attarder une seule heure. Pour se punir du temps perdu inutilement, il renonça même à visiter Paris, se limitant à longer en fiacre les boulevards récemment percés par le baron Haussmann, avant de se rendre directement à la gare du Nord. Plus tard, au retour, il aurait du temps.
Dès dix heures moins le quart, dissimulé derrière un numéro du Times percé d'un trou permettant l'observation, Eraste Pétrovitch était assis dans le hall du Winter Queen. Dans la rue attendait un cab loué par mesure de prévoyance. Conformément aux instructions qu'il avait reçues, le portier affectait de ne pas regarder dans la direction de cet hôte trop chaudement vêtu pour la saison et avait même tendance à se tourner dans le sens opposé.
A dix heures et trois minutes, la clochette tinta, la porte s'ouvrit, et un homme de taille colossale, en livrée grise, pénétra dans l'hôtel. Lui, " John Kar-litch " ! Fandorine colla son oil à la page relatant un bal donné par le prince de Galles.
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Le portier regarda furtivement mister von Dorn, qui s'était plongé dans la lecture au moment le plus inopportun, puis, comme si cela ne suffisait pas, ce gredin remua plusieurs fois ses sourcils broussailleux. Mais, par chance, l'objet ne le remarqua pas ou bien jugea-t-il indigne de lui de se retourner.