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II ne faut surtout pas fondre en larmes, pensa Tioulpanov, en proie à la panique, je ne saurais définitivement plus où me mettre.

Fandorine écarta les bras :

" Eh bien, je ne sais pas quoi ajouter pour vous appâter. Voulez-vous... ?

- Non, Votre Haute Noblesse ! hurla Anissi, sortant de son hébétude. Je ne veux rien de plus ! C'est déjà bien assez comme ça pour moi ! Si je me taisais, ce n'était pas dans l'idée de... "

II s'arrêta, ne sachant comment terminer.

" Parfait, acquiesça Eraste Pétrovitch. Ainsi, nous sommes d'accord. Aide-toi, le ciel t'aidera, dit le proverbe. Votre première tâche sera donc la suivante : à tout hasard, vous éplucherez les journaux pendant encore une semaine ou deux. Par ailleurs, je vais donner des ordres pour que l'on vous

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adresse quotidiennement pour examen le Bulletin policier des événements urbains. Prêtez attention à tout fait curieux, inhabituel, suspect et faites-m'en part. Et si, finalement, ce Momus était plus culotté encore qu'il ne le p-paraît ? "

Deux jours après cette discussion historique qui avait marqué un tournant décisif dans son existence, Tioulpanov était assis à sa table de travail dans le bureau de son supérieur et, en prévision de son rapport, relisait les annotations qu'il avait faites dans les journaux et le Bulletin policier. Bien qu'il fût onze heures passées, Eraste Pétrovitch n'était toujours pas sorti de sa chambre. De toute façon, ces derniers temps, il avait le cafard, parlait peu et ne manifestait aucun intérêt envers les trouvailles de Tioulpanov. Il l'écoutait en silence, balayait ses remarques d'un geste de la main et disait : " Allez, Tioulpanov. Pour aujourd'hui, votre p-présence n'est plus nécessaire. "

Massa vint rendre visite à Anissi et lui glissa à l'oreille :

" Tlès mauvais. Nuit, pas dolmil, zour, pas man-zer, et ne pas faire zazen et rensiu.

- Il ne fait pas quoi ? demanda Anissi, murmurant à son tour.

- Rensiu, c'est... "

Le Japonais dessina avec ses mains des mouvements rapides et hachés, et, d'un seul élan, lança sa jambe plus haut que l'épaule.

" Ah, la gymnastique japonaise, réalisa Tioulpanov, se rappelant qu'avant, le matin, pendant qu'il lisait les journaux dans le bureau, le conseiller auli-

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que et son valet de chambre se retiraient dans le salon, écartaient chaises et tables, puis, pendant un bon moment, tapaient des pieds et faisaient du vacarme en poussant à tout bout de champ des cris perçants d'aigles en furie.

- Zazen, c'est ça, continua d'expliquer Massa.

Il se laissa choir par terre, ramena ses jambes sous lui, fixa le pied d'une chaise et prit un air stupide.

" Comlris, Tiouli-san ? "

Anissi secoua négativement la tête, et le Japonais renonça à poursuivre ses explications. Il dit d'un air préoccupé :

" II avoil besoin femme. Avec femme, pas bien, sans femme, encole pile. Je pense, falloir tlouver bon boldel, discoter avec madame. "

Tioulpanov avait lui aussi l'impression que la mélancolie d'Eraste Pétrovitch était liée au départ de la comtesse Addi, mais aller jusqu'à demander l'aide d'une tenancière de bordel était, selon lui, une mesure radicale dont il était préférable de s'abstenir.

Tels des médecins au chevet d'un malade, Massa et Anissi étaient en plein conciliabule quand Fando-rine entra dans le bureau, en peignoir, un cigare allumé entre les dents. Il envoya Massa chercher du café et, d'un air las, demanda à Anissi :

" Alors, Tioulpanov, qu'avez-vous trouvé de beau ? Allez-vous de nouveau me lire quelque réclame concernant de nouvelles merveilles de la technique ? Ou bien me reparler de cette histoire de vol d'une lyre de bronze sur la tombe du comte Khvostov ? "

Anissi se fit tout petit car la veille, en effet, il avait souligné dans La Semaine une réclame suspecte vantant les mérites d'un " prodigieux vélocipède

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automobile ", pourvu d'un fabuleux " moteur à combustion interne ".

" Mais non, voyons, Eraste Pétrovitch, répliqua-t-il dignement, essayant de trouver quelque chose d'un peu plus sérieux. Tenez, dans le Bulletin daté d'hier, il y a une information surprenante. On rapporte que d'étranges bruits courent dans Moscou à propos d'un oiseau noir fantastique qui, descendu des cieux, s'est approché du conseiller d'Etat actuel Eropkine, lui a remis un anneau d'or et lui a parlé avec une voix humaine. Par ailleurs, on évoque un homme de Dieu, un prodigieux adolescent, appelé tantôt Païsi, tantôt Pafnouti. Il y a ici une annotation du chef de la police : " Informer le Consistoire, afin que les prêtres de la paroisse expliquent à leurs ouailles la nocivité des croyances superstitieuses. "

- Eropkine ? Un oiseau n-noir ? s'étonna le chef. Le fameux Samson Kharitonovich ? Etrange. Très étrange. Et il s'agit d'une rumeur persistante ?

- Oui, il est écrit que tout le monde mentionne le marché de Smolensk.

- Eropkine est un homme très riche et très superstitieux, prononça Eraste Pétrovitch, songeur. Je serais tenté de soupçonner ici quelque arnaque, mais Eropkine a une telle réputation que pas un seul Moscovite n'oserait s'en prendre à lui. C'est un scélérat, la pire c-canaille que la terre ait jamais portée. Voilà bien longtemps que j'ai une dent contre lui mais, hélas, Vladimir Andréiévitch m'interdit d'y toucher. Il dit qu'il y a beaucoup de malfaiteurs, qu'on ne peut pas tous les mettre sous les verrous et que celui-là est généreux avec les caisses de la ville et les ouvres de bienfaisance. Ainsi, cet oiseau lui a

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parlé avec une voix humaine ? Et il avait un anneau d'or dans le bec ? Faites-moi voir. "

II prit à Tioulpanov le Bulletin policier des événements urbains et se mit à lire le passage souligné.

" Hum. "Toutes les rumeurs font mention d'un 'jeune innocent au visage pur, aux cheveux d'or, vêtu d'une chemise plus blanche que neige.' Où a-t-on jamais vu un fol en Christ avec un visage pur et une chemise plus b-blanche que neige ? Et regardez un peu ce qui est écrit plus loin : "L'étonnante précision des témoignages, qui d'ordinaire n'est guère le propre des fabulations oiseuses, empêche de considérer cette rumeur comme une pure invention." Tenez, Tioulpanov, prenez donc à Svertchinski deux ou trois de ses agents et mettez sous surveillance secrète la maison d'Eropkine. Ne donnez aucune explication, dites qu'il s'agit d'un ordre de Son Excellence. Valet ou pas Valet, je devine ici quelque subtile manigance. Nous allons voir ce qui se cache derrière ces miracles. "

Le conseiller aulique prononça la dernière phrase avec un enjouement certain. L'information concernant l'oiseau noir enchanté avait eu sur Eraste Pétrovitch un effet magique. Il éteignit son cigare, s'étira énergiquement, et lorsque Massa revint, portant sur un plateau de quoi servir le café, il dit :

" Sers le café à Tioulpanov. Quant à nous deux, je t-trouve qu'il y a un peu trop longtemps que nous ne nous sommes pas entraînés au glaive. "

Le Japonais s'illumina, posa brutalement le plateau sur la table, faisant jaillir des éclaboussures noires, puis sortit précipitamment du bureau.

Cinq minutes plus tard, Anissi se tenait à la fenêtre et, serrant frileusement ses bras autour de lui, il

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observait dans la cour, foulant la neige, les jambes légèrement fléchies, deux personnages à l'air de prédateurs, vêtus en tout et pour tout de pagnes. Le conseiller aulique était svelte et musclé, Massa, petit et râblé, mais sans une once de graisse. Les deux combattants tenaient dans leur main une solide tige de bambou pourvue d'une garde ronde. S'il était bien sûr exclu de tuer qui que ce fût avec cet engin, on pouvait en revanche se faire mal, et même très mal.

Massa tendit les bras, le " glaive " dirigé vers le haut, hurla comme un forcené et fit un bond en avant. On entendit le claquement sonore du bois contre le bois, et les adversaires se mirent à tourner face à face dans la neige.