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" Br-r-r ", fit Anissi avec une grimace avant d'avaler une gorgée de café brûlant.

Le chef se jeta sur le petit homme trapu, et le choc des deux cannes se mua en crépitement ininterrompu, tandis que les mouvements étaient si rapides que Tioulpanov en voyait trouble.

Cependant, l'assaut fut de courte durée. Massa tomba lourdement sur le postérieur en se tenant la tête, alors que Fandorine, debout au-dessus de lui, frottait son épaule meurtrie.

" Hé, Tioulpanov ! cria-t-il joyeusement, se tournant vers la maison. Vous ne voulez pas vous j-joindre à nous ? Je vous apprendrai l'escrime japonaise ! "

Non merci, pensa Anissi, se cachant derrière le rideau. Ce sera pour une autre fois.

" Cela ne vous tente pas ? "

Eraste Pétrovitch ramassa une poignée de neige et, avec une évidente délectation, entreprit d'en frictionner son ventre plat et musclé.

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" Dans ce cas, ne restez pas là, mettez-vous à la tâche. Assez flemmardé ! "

Ça, c'était la meilleure ! Comme si c'était Tioulpanov qui était resté deux jours durant à traîner en robe de chambre !

A Sa Haute Noblesse Monsieur Fandorine

26 février, 2e jour de surveillance

Je vous prie d'excuser ces pattes de mouche - j'écris avec un crayon et ma feuille est posée sur le dos de l'agent Fiodorov. C'est l'agent Sidortchouk qui portera cette note, quant au troisième agent, Latsis, je l'ai posté dans un traîneau pour le cas où l'objet partirait à {'improviste.

Avec l'objet, il se passe quelque chose d'incompréhensible.

Il n'est allé au bureau ni aujourd'hui ni hier. On sait par son cuisinier que le jeune innocent Païssi vit chez lui depuis hier. Il mange beaucoup de chocolat, il dit qu'on peut, que ce n'est pas interdit pendant le carême. Ce matin tôt, avant même le lever du jour, l'objet est allé quelque part en traîneau en compagnie de Païssi et de trois serviteurs. Rue Iakimanka, il nous a semés et s'est éloigné en direction de la porte de Kalouga - il faut dire qu'il a une sacrée bonne troïka. On ignore où il est allé. Il est rentré peu après sept heures avec une vieille casserole en cuivre, qu'il portait lui-même sur ses bras. Apparemment, cela pesait son poids. L'objet avait l'air inquiet et même effrayé. D'après les informations reçues du cuisinier,

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il n'a pas pris de petit déjeuner et s'est enfermé dans sa chambre, où il est resté longuement à faire tinter quelque chose. Dans la maison, on parle à mots couverts d'un " colossal trésor " qu'aurait trouvé le maître. Et on raconte des histoires à dormir debout, comme quoi la Sainte Vierge en personne serait apparue à E., ou encore que le Buisson ardent aurait discuté avec lui.

Depuis midi l'objet est ici, à l'église Notre-Dame-de-Smolensk. Il prie avec ferveur, se prosterne jusqu'à terre devant la Très Sainte Icône. Le jeune Païssi est avec lui. L'innocent est exactement comme décrit dans le Bulletin. J'ajouterai seulement que son regard est vif et acéré, pas du tout celui d'un fol en Christ. Venez, chef, il se trame ici des choses louches. Je vous expédie Sidortchouk et je retourne dans l'église faire mes dévotions.

Ecrit à cinq heures quarante-six minutes et demie de l'après-midi.

A. T.

Eraste Pétrovitch fit son apparition dans l'église peu après sept heures, alors que l'interminable office touchait à sa fin. Un Tsigane au teint bistre - cheveux bouclés, manteau de fourrure cintré, boucle d'oreille - effleura l'épaule d'un Tioulpanov épuisé par son pénible travail de surveillance (il portait des lunettes bleu foncé et une perruque rousse, afin qu'on ne le prît pas pour un Tatare avec son crâne rasé).

" Tiens, l'ami, passe le feu divin ", dit le Tsigane.

Et quand, froissé par tant de familiarité, Anissi lui prit le cierge des mains, l'homme murmura avec la voix de Fandorine :

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" Je vois Eropkine, mais où se trouve le garçon ? "

Tioulpanov battit des paupières, reprit ses esprits et pointa discrètement le doigt.

L'objet était à genoux et bredouillait des prières tout en s'inclinant et se relevant inlassablement. Derrière lui, également à genoux, se tenait un homme à la barbe noire et à l'allure de brigand qui, lui, ne faisait pas de signe de croix et avait seulement l'air de s'ennuyer. Il avait même bâillé une ou deux fois si largement qu'on avait vu étinceler deux rangées de solides dents blanches. A droite d'Erop-kine, les mains en croix et les yeux au ciel, le gracieux adolescent fredonnait quelque chose. Il portait effectivement une chemise blanche, quoique loin d'être aussi immaculée que l'affirmait la rumeur - visiblement, il ne l'avait pas changée depuis longtemps. A un moment, Anissi avait surpris l'innocent en train de fourrer rapidement un morceau de chocolat sous sa joue alors qu'il venait de se jeter face contre terre comme dans un accès d'extase mystique. Tioulpanov était lui-même mort de faim, mais le service était le service. Même lorsqu'il s'était absenté pour écrire son rapport, il ne s'était même pas autorisé à acheter un petit pâté farci. Pourtant, ce n'était pas l'envie qui lui en manquait.

" Pourquoi en Tsigane ? murmura-t-il au chef.

- Et en quoi, selon vous, pouvais-je me déguiser quand le brou de noix n'est toujours pas p-parti de ma figure ? En nègre ? Un nègre n'a rien à faire à Notre-Dame-de-Smolensk. "

Eraste Pétrovitch le regarda d'un air réprobateur et, brusquement, sans le moindre bégaiement, dit quelque chose qui frappa de stupeur le malheureux Anissi :

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" J'avais oublié votre défaut essentiel, qui, celui-là, est difficile à transformer en qualité. Vous souffrez d'une mauvaise mémoire visuelle. Enfin, ne voyez-vous pas que ce bienheureux innocent n'est autre que votre vieille et même, peut-on dire, intime connaissance ?

- Non ! s'exclama Anissi en portant la main à son cour. C'est impossible !

- Si, regardez donc son oreille. Je vous ai pourtant appris que chaque homme possède des oreilles uniques. Voyez, même lobe rosé et court, même forme générale - un ovale parfait, ce qui est rare -, et détail le plus caractéristique : antitragus légèrement saillant. C'est elle, Tioulpanov, elle, et bien elle. La princesse géorgienne. Ce qui veut dire que le Valet est effectivement encore plus culotté que je ne le pensais. "

Le conseiller aulique secoua la tête, comme s'il s'étonnait des mystères de la nature humaine. Puis il se mit à parler de façon hachée :

" Les meilleurs agents. Mikhéiev, Soubbotine, Seï-fouline absolument, plus sept autres. Six traîneaux, et des chevaux qui ne risquent pas de se faire distancer par la troïka d'Eropkine. Discrétion la plus absolue, selon le principe "l'ennemi est partout", de façon que non seulement l'objet mais également les personnes étrangères ne remarquent pas la filature. Il est plus que vraisemblable que le Valet en personne se balade quelque part dans le coin. Mais nous ignorons à quoi il ressemble, et il ne nous a pas montré ses oreilles. Et maintenant, filez à Nikitskaïa. Et plus vite que ça ! "

Anissi, comme ensorcelé, regardait le cou frêle de l'" adolescent ", son oreille à l'ovale parfait et à

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l'" antitragus " spécial, et, dans l'esprit du candidat au rang de registrateur de collège, s'insinuèrent des pensées tout à fait inadmissibles dans l'enceinte d'une église, à plus forte raison en période de grand carême. Il s'ébroua, se signa et prit la direction de la sortie.

Eropkine fit ses dévotions jusque tard le soir et ne rentra chez lui qu'après dix heures. Depuis le toit de la maison voisine, où il se gelait, l'agent Latsis vit qu'on était en train d'atteler un traîneau fermé. Apparemment, en dépit de l'heure tardive, Samson Kharitonovitch n'avait pas l'intention de dormir.

Mais Fandorine et Anissi étaient d'ores et déjà prêts à toute éventualité. En quittant la maison d'Eropkine, on avait le choix entre trois directions et à chaque embranchement étaient postés deux équipages dépourvus de tout signe distinctif.