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Le traîneau du conseiller d'Etat actuel - trapu, tapissé de drap sombre - passa la lourde porte de chêne à onze heures un quart et prit la direction de Pretchistenka. Sur le siège du cocher étaient assis deux solides gaillards vêtus de courtes pelisses, tandis qu'à l'arrière se tenait le barbu.

Le premier des deux traîneaux qui faisaient le guet au début de la rue Pretchistenka s'ébranla tranquillement à sa suite. Derrière, les cinq autres partirent les uns derrière les autres en ayant soin de rester à distance respectable du " numéro un ", ainsi que, dans leur jargon, les policiers appelaient le premier degré de surveillance visuelle. A l'arrière du " numéro un " brillait une lanterne rouge, visible de loin par les véhicules qui suivaient.

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Eraste Pétrovitch et Anissi se trouvaient dans un traîneau léger, à une centaine de mètres de la lanterne rouge. Les autres " numéros " s'étiraient derrière, en file indienne. Il y avait parmi eux un traîneau de paysan, une troïka de postillon, un attelage d'ecclésiastique, mais même la guimbarde la plus minable d'apparence était solidement construite, avec des patins doublés d'acier, et les petits chevaux, bien assortis les uns aux autres, s'ils ne payaient pas de mine, étaient rapides et résistants.

Au second tournant (sur le quai de la Moskova), conformément aux instructions, le " numéro un " ralentit et, au signal de Fandorine, le " numéro deux " passa en tête, tandis que le " un " prenait la queue. Pendant dix minutes, montre en main, le " deux " resta derrière l'objet, puis il tourna à gauche, laissant sa place au " numéro trois ".

Cette stricte observation des instructions ne fut pas, en l'occurrence, superflue, car, installé à l'arrière, le bandit à barbe noire était loin de dormir. Il fumait un petit cigare et, coriace comme il était, les intempéries le laissaient indifférent ; il n'avait même pas pris soin de couvrir sa tête hirsute d'une chapka, alors que le vent s'était levé et que le ciel déversait de gros flocons mouillés.

Après la rivière laouza, le traîneau d'Eropkine tourna à gauche, et le " numéro trois " continua tout droit, laissant sa place au " quatre ". L'équipage du conseiller aulique ne prenait pas part à l'alternance des " numéros " et demeurait en permanence en seconde position.

Ainsi accompagnèrent-ils l'objet jusqu'à destination : le monastère de Novopimenovski, dont les

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tours massives se dessinaient, blanches, dans la nuit noire.

De loin, on vit se détacher du traîneau d'Eropkine une, deux, trois, quatre, cinq silhouettes. Les deux dernières portaient quelque chose : un sac ou un corps humain.

" Un cadavre ! s'exclama Anissi. Il est peut-être temps de procéder à l'arrestation ?

- Pas si vite, répondit le chef. Il faut d'abord y voir clair. "

II disposa les traîneaux avec les agents à tous les points stratégiques et après seulement fit signe à Tioulpanov de le suivre.

Ils s'approchèrent prudemment de la chapelle abandonnée, en firent le tour. A l'arrière, près d'une porte rouillée à peine visible, ils découvrirent un traîneau et un cheval attaché à un arbre. L'animal tendit son chanfrein velu en direction d'Anissi et émit un hennissement plaintif : il en avait visiblement assez d'attendre et s'ennuyait.

Eraste Pétrovitch plaqua son oreille contre la porte puis, à tout hasard, tira la poignée métallique. Contre toute attente, le battant s'entrouvrit, sans émettre le moindre son. A travers l'étroite fente filtra une pâle lumière, et une voix sonore prononça d'étranges paroles :

" Où vas-tu ? Je vais te changer en pierre !

- Curieux, murmura le chef, s'empressant de refermer la porte. Les gonds sont rouilles, mais ils ont été récemment graissés. Bon, attendons la suite. "

Environ cinq minutes plus tard, un fracas se fit entendre à l'intérieur, mais presque aussitôt tout redevint calme. Fandorine posa la main sur l'épaule d'Anissi : pas tout de suite, c'est encore trop tôt.

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Il s'écoula une dizaine de minutes et, soudain, une voix de femme se mit à hurler désespérément :

" Au feu ! A l'incendie ! Bonnes gens, au secours ! "

Puis une voix d'homme reprit :

" Au feu ! A l'incendie ! Au feu ! "

Anissi se rua comme un fou sur la porte, mais des doigts d'acier l'attrapèrent par la martingale de sa capote et le tirèrent en arrière.

" Selon moi, pour le moment, c'est de la mise en scène, l'essentiel reste à venir, dit le chef à voix basse. Il faut attendre le dénouement. La porte n'a pas été graissée pour rien, et le cheval n'est pas là à se languir par hasard. Nous occupons la position clé, Tioulpanov. Mais il ne faut se hâter que dans les cas où il n'est absolument plus possible de différer l'action. "

Eraste Pétrovitch leva un doigt doctoral, et Anissi ne put s'empêcher d'admirer le gant de velours à boutons d'argent.

Pour cette opération nocturne, le conseiller auli-que s'était habillé en dandy : longue pelisse de drap garnie de castor, écharpe blanche, haut-de-forme de soie, à la main canne à pommeau d'ivoire. Bien qu'en perruque rousse, Anissi avait revêtu pour la première fois sa capote de fonctionnaire, avec boutons ornés du blason impérial, sa nouvelle casquette à visière vernie. Ce qui n'empêchait que, comparé à Fandorine, il se faisait l'effet d'un vilain petit canard à côté d'un beau cygne.

Le chef allait ajouter un propos non moins édifiant quand, derrière la porte, retentit un hurlement si déchirant et si plein d'une authentique douleur que Tioulpanov, surpris, poussa lui aussi un cri.

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Le visage d'Eraste Pétrovitch se contracta. Apparemment, il se demandait s'il convenait d'attendre encore et s'il se trouvait dans un de ces cas où il n'est plus possible de différer l'action. Un coin de sa bouche s'étira en un tic nerveux et il pencha la tête sur le côté, comme pour prêter attention à une voix qu'Anissi ne pouvait entendre. De toute évidence, la voix intima au chef l'ordre d'agir, car Fandorine ouvrit en grand la porte, d'un geste résolu, et entra.

Le tableau qui s'offrit au regard d'Anissi était véritablement stupéfiant.

Au-dessus d'une table en bois, jambes écartées, se balançait au bout de deux cordes un vieillard à barbe blanche, vêtu d'un uniforme de hussard sous une grande tunique blanche qui pendait à l'envers. Derrière lui, brandissant un long fouet enroulé, se tenait le coupe-jarret d'Eropkine. Ce dernier, pour sa part, était assis un peu à l'écart, sur une chaise. A ses pieds était posé un sac plein à craquer et, contre le mur, accroupis, les deux gaillards qui avaient fait la route sur le siège du cocher étaient tranquillement en train de fumer.

Tioulpanov nota tous ces détails fugitivement, du coin de l'oil, car, immédiatement, une frêle silhouette allongée sans vie, face contre terre, s'imposa à son regard. Anissi contourna la table en trois bonds. Il trébucha contre un volumineux in-folio, mais parvint à se rattraper et s'agenouilla près de la femme qui gisait sur le sol.

Quand, les mains tremblantes, il la retourna sur le dos, les yeux bleu foncé au milieu d'un minois blême s'ouvrirent, et les lèvres rosés articulèrent faiblement :

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- Quels cheveux roux... Grâce à Dieu, elle était vivante !

De derrière parvint la voix calme d'Eraste Pétro-vitch :

- C'est quoi, cette salle de torture ? Anissi se redressa, se rappelant son devoir.

Le regard déconcerté d'Eropkine passait alternativement du preste fonctionnaire au dandy en haut-de-forme.

- Vous êtes qui, vous ? demanda-t-il d'une voix menaçante. Leurs complices ? A toi, Kouzma.

L'homme à barbe noire fit un geste imperceptible de la main, et, fendant l'air, une ombre fusa en direction de la gorge du conseiller aulique. Fando-rine leva sa canne, et, dans un mouvement d'une rapidité diabolique, l'extrémité du fouet s'enroula autour du bois verni. Un mouvement bref, et le fouet, arraché à la patte d'ours de Kouzma, se retrouva en possession d'Eraste Pétrovitch. Celui-ci, sans se presser, déroula la lanière de cuir serrée à l'extrême, lança sa canne sur la table et, sans effort apparent, de ses seuls doigts, entreprit de briser le knout en menus morceaux. A mesure que volaient par terre de nouveaux fragments, Kouzma semblait se dégonfler comme une baudruche. Il enfonça la tête dans ses épaules monstrueuses et recula en direction du mur.