- La chapelle est encerclée par la police, dit Fan-dorine, qui venait d'en terminer définitivement avec le fouet. Cette fois, Eropkine, vous devrez répondre de votre despotisme.
Mais cette déclaration n'effraya pas l'homme assis sur la chaise.
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- Nullement, répliqua-t-il en ricanant. Ma bourse répondra pour moi.
Le conseiller aulique poussa un soupir et souffla dans un sifflet en argent. Un trille strident à déchirer les tympans retentit et, au même instant, les agents firent irruption dans la chapelle, à grands bruits de bottes.
- Ceux-là, au poste, ordonna le chef en indiquant Eropkine et ses hommes de main. Dressez le procès-verbal. Qu'y a-t-il dans le sac ?
- Mon petit sac, prononça rapidement Samson Kharitonovitch.
- Qu'est-ce qu'il contient ?
- De l'argent, deux cent quatre-vingt-trois mille cinq cents roubles. Mes sous, le revenu de mon commerce.
- Une si grosse somme dans un sac ? interrogea froidement Eraste Pétrovitch. Avez-vous les documents financiers y afférents ? Quelle est l'origine de ces recettes ? Les taxes ont-elles été acquittées ?
- Voyons, monsieur, attendez... Discutons un instant en privé... (Eropkine bondit de sa chaise et se dirigea prestement vers le conseiller aulique.) Vous croyez que je n'ai pas compris... (Puis il ajouta tout bas :) Disons qu'il y a deux cent mille tout rond, et le reste est à votre discrétion.
- Emmenez-le, ordonna Fandorine en faisant volte-face. Dressez le procès-verbal. Comptez l'argent et consignez la somme comme il convient. Et que le fisc se débrouille avec.
Quand on eut emmené les quatre prévenus, retentit brusquement une voix énergique à peine un peu éraillée.
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- C'est, bien sûr, très noble de refuser un pot-devin, mais est-ce que je dois encore longtemps rester pendu comme un jambon ? Je commence à avoir la vue qui se brouille.
Anissi et Eraste Pétrovitch saisirent le pendu par les épaules, tandis que, définitivement ressuscitée, la demoiselle - " Mimi ", puisque tel était son nom
- grimpait sur la table et dénouait les cordes.
On fit asseoir par terre le martyr. Fandorine lui arracha sa fausse barbe, sa perruque grise et découvrit le visage le plus commun qui fût : yeux gris-bleu assez rapprochés ; cheveux clairs décolorés aux pointes ; nez inexpressif ; menton légèrement fuyant
- tout comme l'avait décrit Eraste Pétrovitch. Son visage était rouge à cause de l'afflux de sang, mais très vite ses lèvres s'élargirent en un sourire.
- On se présente ? demanda gaiement le Valet de Pique. Je ne crois pas avoir eu l'honneur...
- Ainsi, ce n'est pas vous qui étiez à la Colline aux Moineaux ? fit le chef avec un hochement de tête entendu. Tiens, tiens.
- La colline à quoi ? s'étonna le gredin avec impertinence. Personnellement, je suis Kouritsine, cornette des hussards en retraite. Dois-je vous montrer mon permis de séjour ?
- P-plus tard, fit le conseiller aulique en secouant la tête. Et puisqu'il le faut, je me présente à nouveau. Eraste Pétrovitch Fandorine, fonctionnaire pour les missions spéciales auprès du général gouverneur de Moscou, et assez peu amateur de mauvaises plaisanteries. Et ce monsieur est m-mon assistant, Anissi Tioulpanov.
Du bégaiement qui venait de réapparaître dans le discours du chef, Anissi tira la conclusion que le
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gros de la tension était passée, et il s'autorisa à se relâcher en jetant à la dérobée un regard à Mimi.
Il s'avéra qu'elle aussi le regardait. Elle poussa un léger soupir et répéta d'un air rêveur :
- Anissi Tioulpanov. C'est joli. Un vrai nom de théâtre.
Subitement, le Valet - car, nonobstant son habile subterfuge, c'était évidemment lui -, avec la plus impertinente désinvolture, fit un clin d'oil à Anissi et tira une langue aussi large qu'une pelle et étonnamment rouge.
- Eh bien, monsieur Momus, comment vais-je agir avec vous ? demanda Eraste Pétrovitch tout en observant Mimi qui épongeait le front couvert de gouttelettes de sueur de son complice. Selon la loi ou selon la j-justice ?
Le Valet réfléchit un instant et dit :
- Si vous et moi, monsieur Fandorine, ne nous rencontrions pas pour la première fois, mais que nous nous connaissions déjà quelque peu, je me serais, bien évidemment, entièrement et sans réserve fié à votre clémence, car on reconnaît immédiatement en vous un homme sensible et noble. Vous auriez sans nul doute tenu compte des tortures physiques et mentales qui m'ont été infligées, ainsi que de la personnalité repoussante de l'individu dont je me suis joué de façon si malheureuse. Mais les circonstances sont telles que je n'aurai pas à abuser de votre humanité. Mon impression est que je n'ai pas à craindre les rigueurs de la loi. Il est en effet peu probable que, tout Excellence qu'il soit, ce porc de Samson Kharitonovitch me traîne en justice pour cette innocente polissonnerie. Cela n'est pas dans son intérêt.
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Adoptant le même ton, Eraste Pétrovitch répondit à l'insolent :
- A Moscou, la loi est représentée par le prince Dolgoroukoï. A moins, monsieur le Valet, que vous ne croyiez sérieusement à l'indépendance des instances judiciaires. P-permettez-moi de vous rappeler que vous avez cruellement offensé le général gouverneur. Et comment faire avec l'Anglais ? La ville doit lui rendre ses cent mille roubles.
- Je ne vois vraiment pas, cher Eraste Pétrovitch, de quel Anglais vous parlez, fit le rescapé en écartant les mains. Quant à Son Excellence, j'ai pour Elle une estime sincère. Et le plus profond respect pour ses cheveux blancs et teints. Si Moscou a besoin d'argent, vous avez là ce que j'ai gagné pour les caisses de la ville : un sac entier. C'est par avidité qu'Eropkine a dit que cet argent était à lui, mais quand il sera un peu calmé, il reviendra sur ses paroles. Il dira qu'il ne sait rien de rien, que cette fortune tombe du ciel. Et la somme d'origine inconnue ira aux besoins de la ville. Pour bien faire, il devrait me revenir un petit pourcentage.
- Après tout, c'est sensé, prononça le conseiller aulique, songeur. Sans compter que vous avez restitué ses affaires à Ariadna Arkadievna. Et que vous n'avez pas oublié mon chapelet... D'accord. Puisque vous préférez la loi, va pour la loi. Vous ne regrettez pas d'avoir dédaigné ma justice ?
Sur le visage insignifiant de l'individu se refléta une certaine hésitation.
- Je vous remercie très humblement mais, vous savez, j'ai plutôt pour habitude de compter sur moi-même.
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- Eh bien, comme vous voudrez, dit Fandorine en haussant les épaules avant d'ajouter sans la moindre pause : Vous pouvez aller au d-diable.
Anissi resta cloué sur place, tandis que le Valet de Pique bondissait sur ses jambes, craignant apparemment que le fonctionnaire ne se ravise.
- Merci ! Je jure de ne plus remettre les pieds dans cette ville. D'ailleurs, j'en ai plus qu'assez de ma patrie orthodoxe. Allons-y, Mimi, n'importunons pas plus longtemps monsieur Fandorine.
Eraste Pétrovitch ouvrit les bras :
- Oui, mais, hélas, je ne peux pas laisser partir votre compagne. Vous avez choisi la loi, il faut appliquer la loi. Elle a contre elle l'affaire de la loterie. Il y a des victimes et il y a des témoins. Là, impossible d'éviter la confrontation avec le juge.
- Oh ! s'écria la demoiselle aux cheveux ras, d'une voix si plaintive que le cour d'Anissi se serra. Mon petit Momus, je ne veux pas aller en prison.
- Que faire, fillette, la loi est la loi, répondit avec désinvolture l'impitoyable gredin tout en reculant progressivement en direction de la porte. N'aie pas peur, je m'occuperai de toi. Je t'enverrai le meilleur avocat, tu verras. Alors, je peux partir, Eraste Pétrovitch ?