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- Salaud ! geignit Mimi. Arrête ! Où vas-tu ?

- Je pense partir au Guatemala, déclara le " petit Momus " d'un ton enjoué. J'ai lu dans les journaux qu'il y avait là-bas une nouvelle révolution. Les Guatémaltèques en ont assez de la république, ils recherchent un prince allemand à installer sur leur trône. Qui sait, je pourrai peut-être faire l'affaire ?

Et, avec un geste d'adieu de la main, il disparut derrière la porte.

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Le procès de la demoiselle Maria Nikolaievna Maslennikova, ancienne actrice des théâtres péters-bourgeois, accusée d'escroquerie, d'association de malfaiteurs et de délit de fuite, eut lieu à la fin du mois d'avril, en cette période bienheureuse d'après Pâques où les branches se gonflent de bourgeons gorgés de sève, où le long des bordures encore imprécises des chemins qui commencent à s'assécher pointe ça et là une petite herbe fraîche.

L'événement n'avait pas suscité d'intérêt parmi le grand public, car l'affaire était d'ampleur modeste, mais dans la salle d'audience avaient néanmoins pris place une demi-douzaine de reporters. Une vague mais persistante rumeur affirmant que l'affaire manquée de la fausse loterie était plus ou moins liée aux fameux Valets de Pique, les rédactions avaient, à tout hasard, dépêché leurs représentants.

Anissi arriva parmi les premiers et s'assit le plus près possible du banc des accusés. Il était passablement agité car, durant les deux derniers mois, il avait bien des fois pensé à la joyeuse Mimi et à son triste destin. Or voici que l'heure du dénouement était venue.

Entre-temps, la vie de l'ex-commissionnaire avait connu pas mal de bouleversements. Après qu'Eraste Pétrovitch eut laissé le Valet de Pique prendre la clé des champs, une bien désagréable explication avait eu lieu dans le bureau du gouverneur. Le prince était entré dans une rage indescriptible et, ne voulant rien entendre, avait même invectivé le conseiller aulique en le traitant de " sale gosse qui n'en fait qu'à sa tête ". Le chef avait immédiatement rédigé sa lettre de démission, mais celle-ci avait été refu-

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sée, car, une fois sa colère retombée, Vladimir Andréiévitch avait compris de quel désastre l'avait sauvé la prévoyance de son fonctionnaire pour les missions spéciales. La déposition du Valet de Pique concernant l'affaire de lord Pitsbrook aurait mis le prince dans une position scabreuse non seulement vis-à-vis des Moscovites mais également des hautes sphères, parmi lesquelles le gouverneur rebelle comptait un bon nombre d'ennemis n'attendant qu'un faux pas de sa part. Or se retrouver dans une position ridicule est encore pis qu'un faux pas, surtout quand vous êtes dans votre soixante-seizième année et que les volontaires se bousculent pour prendre votre place.

Bref, le gouverneur était venu rue Malaïa Nikits-kaïa, avait demandé pardon à Eraste Pétrovitch et l'avait même présenté pour l'ordre de Saint-Vladimir - pas pour le Valet de Pique, bien entendu, mais pour " ses excellents services et son zèle exceptionnel ". Les largesses du prince eurent également des retombées sur Anissi, qui reçut une gratification conséquente. De quoi s'installer dans un nouvel appartement, gâter Sonia et s'équiper de pied en cap. De simple Anissi qu'il était, il devint Sa Noblesse le registrateur de collège Anissi Pitirimo-vitch Tioulpanov.

C'est ainsi que, ce jour-là, il était arrivé au procès dans un uniforme d'été tout neuf, qu'il portait pour la première fois. L'été était encore loin, mais Anissi faisait vraiment beaucoup d'effet dans sa tunique blanche aux pattes de parement rehaussées d'un liseré doré.

Lorsqu'on l'introduisit dans la salle, l'accusée eut immédiatement l'attention attirée par l'uniforme

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blanc ; elle sourit tristement comme à un vieil ami et s'assit, tête basse. Les cheveux de la petite Mimi (" Mimotchka ", ainsi qu'Anissi l'appelait pour lui-même) n'avaient pas encore bien repoussé et étaient retenus sur sa nuque par un petit noud rudimen-taire. L'accusée était vêtue d'une robe marron toute simple et ressemblait à une jeune lycéenne convoquée devant le conseil de discipline.

Remarquant que les jurés regardaient la timide jeune fille avec compassion, Anissi reprit quelque peu confiance. Le verdict ne serait peut-être pas aussi sévère que ça...

Mais le réquisitoire du procureur le plongea dans la consternation. L'accusateur public - un ambitieux aux joues rosés, un impitoyable carriériste - dépeignit la personnalité de Mimotchka sous les couleurs les plus sombres, décrivant tout le cynisme et l'abomination de la " loterie de bienfaisance ", et requérant pour la demoiselle Maslennikova trois ans de travaux forcés assortis de cinq ans de relégation en Sibérie.

Sa faute ayant été jugée mineure, l'acteur minable et ivrogne qui avait joué le rôle de président de la loterie avait été relaxé et comparaissait en tant que témoin de l'accusation. Tout portait à croire que Mimotchka était vouée à payer pour tout le monde. Elle laissa tomber sa petite tête aux cheveux d'or sur ses mains croisées et se mit à pleurer en silence.

Anissi prit alors une décision. Il la suivrait en Sibérie, trouverait là-bas une place quelconque et, par sa fidélité et son amour, soutiendrait moralement la pauvre petite. Ensuite, lorsqu'on l'aurait libérée par anticipation, ils se marieraient, et alors... Et alors tout serait très bien.

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Et Sonia ? interrogea la conscience d'Anissi. Allait-il mettre à l'assistance publique sa sour, une invalide dont personne n'avait que faire ?

Non, répondit Anissi à sa conscience. Je me jetterai aux pieds d'Eraste Pétrovitch, c'est un homme au cour noble, il comprendra.

Concernant Sonia, justement, les choses s'étaient plutôt bien arrangées. La plantureuse Palacha, nouvelle femme de ménage de Fandorine, s'était attachée à la malheureuse. Elle prenait soin d'elle, la surveillait, lui faisait des tresses. Sonia avait même commencé à prononcer des mots : " ruban ", " peigne ". Avec un peu de chance, le chef ne laisserait pas tomber l'orpheline, et après, Anissi la reprendrait avec lui, quand il s'installerait...

C'est alors que le juge donna la parole à la défense. Tioulpanov abandonna momentanément ses sombres pensées et fixa avec espoir l'avocat.

Celui-ci, à dire vrai, ne payait pas de mine. Noiraud, tout voûté, il avait un long nez et ne cessait de renifler. A ce qu'on disait, un inconnu avait loué ses services auprès du célèbre cabinet de Saint-Pétersbourg, Rubinstein et Rubinstein, et l'homme aurait même été considéré comme un as du barreau. Toutefois, l'aspect extérieur du défenseur ne plaidait guère en sa faveur. Quand il s'avança, éternua bruyamment dans un mouchoir rosé, puis eut un hoquet, Anissi fut saisi d'un mauvais pressentiment. Cette crapule de Momus avait lésiné sur la dépense et envoyé un avocat miteux, juif pur jus de surcroît. A la façon dont ces antisémites de jurés le regardaient de travers, il était évident qu'ils ne croiraient pas un mot de ce qu'il allait dire.

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Le voisin de gauche de Tioulpanov, un homme de type kalmouk à la barbe touffue et aux lunettes cerclées d'or, secoua la tête après avoir bien examiné l'avocat et, avec un air de conspirateur, murmura à Anissi :

- Celui-là va tout faire capoter, vous allez voir. Le défenseur se tourna vers les jurés, mit les

mains sur ses hanches et, d'une voix chantante, commença.

- Eh bien, monsieur le juge et messieurs les jurés, pouvez-vous m'expliquer ce que cet homme vient de nous raconter pendant une bonne heure ? dit-il en pointant son gros doigt en direction du procureur. J'aimerais savoir ce qui a mis le feu aux poudres ! Et à quoi est dépensé l'argent des honnêtes contribuables comme vous et moi !

Les " honnêtes contribuables " regardèrent avec un dégoût manifeste le phraseur aux manières pour le moins désinvoltes, mais l'avocat ne s'en troubla nullement.