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- De quoi dispose l'accusation ? interrogea-t-il, sceptique. Un escroc, qu'entre nous soit dit notre brillante police n'a pas trouvé, a monté un coup. Il a embauché cette charmante et timide demoiselle pour vendre des billets de loterie en lui disant que l'argent était destiné à une bonne ouvre. De grâce, regardez cette jeune fille, messieurs les jurés. Peut-on vraiment soupçonner de malfaisance un être aussi innocent ?

Les jurés regardèrent l'accusée. Anissi également... et soupira. L'affaire était fichue d'avance. Quelqu'un d'autre, peut-être, aurait pu attendrir le tribunal, mais sûrement pas ce bavard à gros pif.

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I

- Non, bien sûr, fit le défenseur en balayant l'air d'un geste de la main. Elle est une victime au même titre que les autres. Je dirais même qu'elle a pâti plus que les autres, dans la mesure où la caisse de la prétendue loterie a été confisquée et que tous ceux qui ont présenté leurs billets ont été remboursés. Ne gâchez pas l'avenir de cette jeune créature, messieurs les jurés, ne la condamnez pas à vivre parmi les criminels.

L'avocat éternua de nouveau et sortit de son porte-documents une liasse de papiers.

- C'est plutôt faible, commenta froidement le barbu assis à côté d'Anissi. Ils vont condamner la gamine. Vous voulez parier ?

Et il lui fit un clin d'oil derrière ses lunettes.

Il trouvait ça drôle ! Furieux, Anissi se détourna, s'attendant au pire.

Mais le défenseur n'en avait pas terminé. Il tirailla sa barbichette à la comte de Beaconsfield, et, d'un air débonnaire, porta la main à sa chemise défraîchie :

- C'est à peu près une telle plaidoirie que j'aurais prononcée devant vous, messieurs les jurés, s'il y avait eu effectivement quelque chose à dire. Mais il n'y a rien à dire, parce que j'ai ici (il agita ses papiers) une déclaration écrite de chacune des parties civiles. Elles retirent leurs plaintes. Vous pouvez clore le procès, monsieur le juge. Il n'y a plus rien à juger.

L'avocat s'approcha du juge et fit claquer la liasse de papiers sur la table, juste sous son nez.

- Ça, par contre, c'est habile, murmura le voisin, tout excité. Et maintenant, que va faire le procureur ?

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Ce dernier bondit de sa chaise et se mit à crier d'une voix brisée par une juste indignation :

- C'est de la subornation pure et simple ! Je le prouverai ! Il ne faut surtout pas clore le procès ! C'est une affaire d'importance nationale !

L'avocat se tourna vers le procureur et dit en le singeant :

- " Subornation pure et simple " ! Voyez ce Caton que nous avons là ! Cela aurait coûté moins cher de vous acheter, monsieur l'accusateur. Chacun sait que vos tarifs sont modestes. J'ai d'ailleurs ici un reçu signé de votre main. Où est-il ? Ah, le voilà ! (Il sortit de sa serviette un autre papier, qu'il fourra sous le nez du juge.) Pour seulement mille cinq cents roubles, notre procureur a modifié la mesure de coercition à l'égard de l'escroc Broutian, lequel, comme de juste, s'est empressé de fuir.

Le procureur porta la main à son cour et se tassa sur sa chaise. Dans la salle, tout le monde voulut parler en même temps, et les correspondants des journaux, qui jusque-là s'ennuyaient ostensiblement, s'animèrent et se mirent à écrire fébrilement dans leurs calepins.

Le juge fit retentir sa clochette, regardant d'un air désemparé le reçu compromettant. De son côté, le déplaisant avocat se contorsionna maladroitement, et, de son inépuisable porte-documents, une série de photographies se déversa sur la table.

Anissi n'était pas en mesure de distinguer ce qu'il y avait sur les clichés, mais le juge devint brusquement blanc comme la mort et fixa les photographies avec de grands yeux remplis d'horreur.

- Je m'excuse vraiment, dit le défenseur sans pour autant s'empresser de ramasser les photogra-

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phies. Cela n'a absolument aucun rapport avec le cas qui nous occupe aujourd'hui. Cela concerne une autre affaire, une affaire de détournement de petits garçons.

Il avait semblé à Anissi que l'avocat avait appuyé d'une drôle de façon sur les mots " aujourd'hui " et " autre ", mais comme par ailleurs il avait une manière bien à lui de s'exprimer, il était possible que ce fût seulement une impression.

- Alors, on clôt le procès ? demanda l'avocat en regardant le juge droit dans les yeux et en rassemblant lentement les photographies. Pour absence de fait délictueux, non ?

Et, une minute plus tard, le procès était déclaré terminé.

En proie à une terrible agitation, Anissi se tenait sur le perron et attendait que le merveilleux avocat fasse sortir celle qui venait d'être disculpée.

Les voici qui arrivaient : Mimotchka distribuait les sourires à droite et à gauche, et n'avait plus du tout l'air malheureuse ni pitoyable. L'avocat, penché, la conduisait par le bras, tandis que, de la main qui tenait le porte-documents, il faisait de grands gestes pour repousser les reporters.

- Oh, j'en ai assez de vous ! s'écria-t-il, courroucé, en installant sa cliente dans un phaéton.

Anissi voulut s'approcher de Mimotchka, mais l'homme qui, un peu plus tôt, avait commenté avec tant d'intérêt le procès passa devant lui.

- Vous irez loin, cher confrère, dit-il au sauveur de Mimotchka en lui tapant sur l'épaule d'un geste protecteur.

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Après quoi il s'éloigna en martelant le sol avec sa canne.

- Qui était-ce ? demanda Anissi à l'appariteur.

- Mais voyons, répondit ce dernier avec un infini respect, c'est monsieur Plévako1, Fiodor Nikiforo-vitch en personne.

A cet instant, Mimi, qui s'était laissée choir sur son siège moelleux, se tourna et, de la main, envoya un baiser à Anissi. L'avocat se retourna à son tour. Il lança un regard sévère au jeune fonctionnaire en tunique blanche et aux oreilles en feuilles de chou puis, brusquement, fit une chose extravagante : il tordit sa figure en une affreuse grimace et tira une large langue d'un rouge vif.

La voiture s'élança dans le grondement joyeux de ses roues sur la chaussée pavée.

- Arrêtez ! Arrêtez ! cria Anissi.

Il se mit à courir derrière le phaéton, mais pouvait-il espérer la rattraper ? Et, d'ailleurs, à quoi bon ?

SIXIEME LIVRE=:

Le Décorateur

1. Célèbre avocat russe de la fin du xixe siècle.

Un sale commencement

4 avril, Mardi saint, au matin

Eraste Pétrovitch Fandorine, fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur de la ville de Moscou, personnage de sixième classe, chevalier de différents ordres, tant russes qu'étrangers, vomissait ses boyaux.

Le visage délicat, d'une pâleur presque bleutée, du conseiller de collège, était tordu par une grimace de souffrance ; l'une de ses mains habillées de gants glacés à boutons d'argent était crispée sur sa poitrine, tandis que l'autre battait l'air de manière quasi convulsive. Par cette peu convaincante gesticulation, Eraste Pétrovitch cherchait à rassurer son subordonné : ce n'est rien, une babiole, cela va passer. Cependant, à en juger par le caractère prolongé et douloureux des spasmes, il semblait bien que son malaise fût loin d'être anodin.

L'adjoint de Fandorine, le secrétaire de gouvernement Anissi Pitirimovitch Tioulpanov, malingre jeune homme de vingt-trois ans à la figure ingrate, n'avait encore jamais eu l'occasion de voir son chef en si piteux état. Tioulpanov lui-même, cela dit, était un peu verdâtre, mais il avait résisté à l'émétique

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tentation et en éprouvait à présent un secret orgueil. Toutefois, ce sentiment indigne n'était que fugitif et ne méritait donc pas qu'on s'y arrêtât, alors que la surprenante sensibilité que manifestait son chef adoré, d'ordinaire toujours si maître de lui et si peu enclin à livrer ses émotions, donnait à Anissi de sérieuses alarmes.

- At-tendez... articula enfin Eraste Pétrovitch, toujours grimaçant, en essuyant de son gant ses lèvres violettes.