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Le léger bégaiement, souvenir d'un lointain traumatisme, s'était notablement accentué.

- V-venez i-ici... P-rocès-v-v-verbal, dét-taillé... P-prises de vue ph-photographiques, sous tous les angles. Et qu'on ne p-pié... pie... piétine pas les empreintes...

Il se plia à nouveau en deux, mais cette fois-ci sa main tendue ne trembla pas : son doigt désignait, inflexible, la porte déglinguée de la méchante cabane en planches d'où, quelques instants plus tôt, le conseiller de collège était ressorti, tout pâle et la jambe flageolante.

Anissi n'avait guère envie de retourner sur ses pas, dans la pénombre grise imprégnée d'une tenace odeur de sang et de tripaille. Mais le service est le service.

Il s'emplit la poitrine d'une ample provision de cet air humide que le mois d'avril avait apporté (eh ! il n'eût plus manqué qu'il succombe lui aussi à la nausée !), se signa et se jeta résolument à l'eau.

Dans la baraque, qui servait ordinairement à entreposer du bois de chauffage et qui était à présent presque vide du fait que la saison froide touchait à sa fin, se trouvait rassemblée une belle

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quantité de monde : juge d'instruction, agents de la Sûreté, commissaire d'arrondissement, inspecteur de quartier, médecin légiste, photographe, sergents de ville et encore le concierge Klimouk, qui était le premier arrivé sur les lieux du monstrueux forfait : au matin il s'était glissé là pour prendre quelques bûches, avait vu la chose, puis hurlé autant qu'il se doit, avant de courir chercher la police.

Deux lanternes à huile éclairaient le local, des ombres lentes vacillaient sur le plafond bas. L'atmosphère était silencieuse, on entendait juste dans un coin un tout jeune sergent de ville sangloter et renifler sur une note aiguë.

- Eh bien messieurs, qu'est-ce que nous avons là ? fredonna l'expert en médecine légale, Igor Wille-movitch Zakharov, en ramassant par terre de sa main gantée de caoutchouc un curieux objet spongieux d'un rouge sombre tirant sur le bleu. Apparemment une rate. Mais oui, te voilà, ma jolie. Parfait, messieurs. Dans l'enveloppe, mettez-la dans l'enveloppe. Encore l'utérus, le rein gauche, et notre collection sera complète, à quelques menus détails près... Qu'avez-vous là, m'sieur Tioulpanov, sous votre botte ? Ne serait-ce pas un mésentère ?

Anissi regarda à ses pieds, recula brutalement, saisi d'horreur, et manqua trébucher contre le corps, étendu bras en croix, de la demoiselle Andréitchkina, Stépanida Ivanovna, trente-neuf ans. Ces renseignements, ainsi que l'indication du métier exercé par la défunte, étaient tirés de la carte jaune1 soigneusement posée sur la poitrine béante du cadavre. C'était

1. Carte attribuée par la police tsariste à chaque prostituée recensée. (N.d.T.)

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d'ailleurs tout ce que la physionomie posthume de la demoiselle Andréitchkina présentait de soigné.

Son visage, qui déjà de son vivant n'était sans doute pas des plus gracieux, était devenu dans la mort un cauchemar : cyanose, taché de grumeaux de poudre, les yeux exorbités, la bouche figée en un muet hurlement. Le spectacle plus bas était encore plus terrible. Quelqu'un avait éventré d'un coup de lame le pauvre corps de la péripatéticienne, l'avait vidé de ses entrailles puis avait disposé celles-ci sur le sol selon un plan bizarre. Certes, Igor Willemo-vitch avait eu le temps déjà de rassembler presque tous les éléments de cet étalage et de les répartir dans des enveloppes numérotées. Ne subsistaient que la tache noire formée par le sang qui avait eu tout loisir de se répandre, et de menus lambeaux de vêtements dont on ne savait s'ils avaient été déchirés ou lacérés.

Léonti Andréiévitch Ijitsyne, juge d'instruction en charge des affaires sensibles auprès du tribunal du ressort, s'accroupit à côté du médecin et lui demanda d'un ton pratique :

- Des traces de coït ?

- Ça, mon cher, je vous en dresserai un tableau plus tard. Je vous rédigerai un joli petit rapport où je peindrai toutes les choses comme elles sont. Ici, vous le voyez vous-même, ce ne sont que ténèbres d'Egypte et gémissements intolérables.

Comme tout étranger possédant le russe à la perfection, Igor Willemovitch aimait à placer dans son discours diverses tournures compliquées. En dépit de son nom de famille parfaitement ordinaire, l'expert était de sang britannique. Son grand-père, lui aussi médecin, était arrivé en Russie sous le

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règne du défunt souverain, il s'y était acclimaté, et son nom de Zacharies rebutant les oreilles russes, il l'avait adapté aux normes locales. Igor Willemovitch l'avait lui-même raconté en chemin, dans le fiacre qu'ils avaient pris pour venir. A son allure, on voyait bien, du reste, que l'animal était d'espèce étrangère : long et dégingandé, ossu, le cheveu couleur sable, la bouche large, les lèvres minces et remuantes entre lesquelles se déplaçait constamment, d'une commissure à l'autre, une mauvaise pipe d'écume.

Affectant de n'être nullement incommodé, le juge Ijitsyne regarda avec un ostensible intérêt l'expert tourner et retourner entre ses doigts nerveux un nouveau lambeau de chair meurtrie, et s'enquit d'un ton acerbe :

- Eh bien, monsieur Tioulpanov, votre chef n'a pas fini de prendre l'air ? Quand je disais que nous pouvions parfaitement nous passer des bons offices du gouverneur... Ce n'est pas là un spectacle pour des yeux raffinés, alors que nous autres, nous sommes accoutumés à tout.

L'affaire était entendue : Léonti Andréiévitch était mécontent, et jaloux. Il y avait de quoi : on lui collait sur le dos Fandorine en personne pour surveiller l'enquête. Quel juge d'instruction en eût été ravi ?

- Et qu'as-tu, Linkov, à pleurnicher comme une fille ! éructa Ijitsyne en se tournant vers le sergent de ville qui sanglotait toujours. Mieux vaudrait t'y habituer. Tu n'es pas destiné aux missions spéciales, par conséquent, il faut t'attendre à en voir d'autres.

- Dieu nous garde de jamais nous habituer à chose pareille, grommela le brigadier Pribloudko, vieux briscard blanchi sous le harnais, qu'Anissi

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connaissait pour l'avoir déjà côtoyé lors d'une affaire trois ans plus tôt.

Au reste, ce n'était pas non plus la première fois qu'il devait travailler avec Léonti Andréiévitch. Un déplaisant monsieur, raide et difficile, qui ricanait sans arrêt et vous toisait d'un oil ironique. Toujours tiré à quatre épingles, faux cols d'une blancheur d'albâtre, manchettes plus blanches encore, sans cesse à chasser d'une chiquenaude quelque grain de poussière tombé sur son épaule. C'était un ambitieux promis à une grande carrière. Seulement voilà, au début du mois de janvier passé, il avait quelque peu piétiné dans son enquête sur le testament du marchand Sitnikov. L'affaire faisait grand bruit, elle touchait même en partie aux intérêts de certains personnages influents et, par là même, réclamait d'être réglée au plus vite. Sa Haute Excellence le prince Dolgoroukoï avait alors demandé à Eraste Pétrovitch de collaborer avec le Parquet. Or on sait quelle sorte de collaboration on pouvait attendre du chef : il avait pris les choses en main et dénoué toute l'affaire en l'espace d'une journée. Ijitsyne avait donc quelque raison d'être furieux. Il pressentait qu'encore une fois les lauriers allaient lui échapper.

- Je crois que c'est tout, déclara le juge d'instruction. Par conséquent, procédons ainsi. Le cadavre à la morgue, à la Maison-Dieu. La remise sous scellés, avec un sergent de ville en sentinelle. Les agents devront interroger tous les habitants des environs, et sans plaisanter. N'a-t-on rien vu, rien entendu de suspect ? Toi, Klimouk, c'est vers onze heures que tu es entré ici la dernière fois pour prendre du bois, c'est bien ça ? demanda Léonti Andréiévitch au concierge. Et la mort n'est pas survenue après deux

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heures ? (Il s'adressait cette fois-ci à l'expert Zakha-rov.) Par conséquent, il convient de se concentrer sur l'intervalle entre onze heures du soir et deux heures du matin. (Et de nouveau à l'intention du concierge :) Peut-être as-tu déjà bavardé avec quelqu'un d'ici ? On ne t'a rien raconté ?