Campé au garde-à-vous, le concierge (" barbe en éventail poivre et sel, sourcils fournis, crâne bosselé, taille : quatre pieds, onze pouces, signe particulier : verrue au milieu du front ", énumérait à part lui Anissi, s'exerçant de la sorte à établir un signalement) pétrissait entre ses mains une casquette déjà extraordinairement chiffonnée.
- Rien du tout, Votre Haute Noblesse. On sait bien ce que c'est, allez. J'ai barré la porte de la remise et j'ai couru trouver monsieur Pribloudko. Et on ne m'a pas relâché du poste avant que les autorités supérieures soient arrivées. Les habitants d'ici, ils ne savent rien de rien, c'est sûr. C'est-à-dire... évidemment qu'ils ont bien vu les flics rappliquer... ces messieurs de la police se présenter, je veux dire. Mais en ce qui concerne toute cette horreur... (le concierge lorgna d'un oil craintif en direction du cadavre) personne ici n'est au courant.
- C'est ce que nous allons vérifier, ricana Ijitsyne. Ainsi, messieurs les agents, au travail ! Quant à vous, monsieur Zakharov, vous pouvez remporter vos trésors. Et qu'à midi je dispose d'un rapport complet, en bonne et due forme.
- Je p-prierais messieurs les agents de rester à leur place, fit derrière lui la voix posée d'Eraste Pétrovitch.
Tous se retournèrent.
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Comment le fonctionnaire était-il entré, et à quel moment ? La porte n'avait même pas grincé. Même dans la pénombre, on voyait que le chef était pâle et défait ; cependant sa voix était ferme et sa manière de s'exprimer toujours identique à elle-même : pleine de retenue et de courtoisie, mais vous privant en même temps de toute envie de répliquer.
- Monsieur Ijitsyne, même le concierge a compris qu'il ne c-convenait pas de trop b-bavarder sur ce qui s'est produit, déclara Eraste Pétrovitch d'un ton sec. Si j'ai été dépêché ici, c'est précisément pour garantir le secret le plus rigoureux. Il n'y aura aucun interrogatoire. Mieux encore, je demande à toutes les personnes présentes, et même je leur ordonne, de conserver une absolue discrétion sur les circonstances de l'affaire. On n'aura qu'à expliquer aux habitants que... qu'une prostituée s'est pendue, qu'elle s'est suicidée, l'histoire courante. Si des rumeurs venaient à se répandre dans Moscou sur ce qui s'est passé, chacun d'entre vous ferait l'objet d'une enquête de service, et quiconque serait reconnu coupable d'avoir divulgué les faits devrait s'attendre à être sévèrement puni. Excusez-moi, messieurs, mais t-telles sont les instructions que j'ai reçues, et c-croyez qu'elles sont motivées par de solides raisons.
Les sergents de ville, sur un signe du médecin, allaient empoigner la civière déposée contre un mur, afin d'y allonger le cadavre, quand le fonctionnaire leva la main :
- At-tendez !
Il s'accroupit auprès de la morte.
- Qu'a-t-elle là, sur la joue ?
Ijitsyne, piqué au vif par la réprimande, haussa ses étroites épaules :
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- Une tache de sang. Comme vous avez pu le remarquer, il y a partout du sang en abondance ici.
- Mais pas sur le visage.
Eraste Pétrovitch essuya la tache ovale d'un doigt précautionneux : une trace subsista sur le cuir glacé de son gant blanc. Saisi d'un trouble qu'Anissi fut tenté de qualifier d'extrême, le conseiller de collège (et pour Tioulpanov simplement le " chef ") marmonna :
- Ni coupure, ni morsure...
Le juge d'instruction observait les manipulations du fonctionnaire avec perplexité, le docteur Zakha-rov avec intérêt.
Ayant tiré une loupe de sa poche, Fandorine colla son nez contre le visage de la morte, l'examina attentivement puis soudain s'exclama :
- Une empreinte de lèvres ! Seigneur, c'est la trace d'un baiser ! Il ne peut y avoir aucun doute !
- Et pourquoi en faire un tel drame ? releva Léonti Andréiévitch d'un ton caustique. Il y a ici des marques autrement plus atroces. (Il agita le bout de son soulier en direction de la cage thoracique mise à nu et du ventre béant.) Peut-on savoir tout ce qui passe par la tête d'un détraqué ?
- Ah, quelle sale histoire... murmura Fandorine sans paraître s'adresser à personne.
D'un geste vif, il arracha son gant souillé et le jeta. Il se redressa, ferma les yeux et prononça tout bas :
- Mon Dieu, serait-ce le tour de Moscou à présent ?...
What a pièce of work is mon ! how noble in reason ! how infinité in faculty ! in fornt and
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moving how express and admirable ! in action how like an angel ! in appréhension how like a god ! thé beauty of thé world ! thé paragon of animais ! And yet, to me, what is this quintessence ofdust1 ! Libre. Libre au prince du Danemark, être oisif et blasé, de n'avoir rien à faire des hommes, mais moi non ! Le barde a raison pour moitié : les actions des hommes ne sont guère angéliques, et c'est un blasphème que de comparer l'entendement humain à celui de Dieu, néanmoins il n'est rien de plus beau que l'homme sur la terre. Mais que sont actes et entendement ? Duperie, chimère, vanité, en vérité quintessence de poussière ! L'homme, ce n'est pas un acte, mais un Corps. Même les plantes qui flattent le regard, les fleurs les plus somptueuses et les plus compliquées ne soutiennent aucune comparaison avec la superbe structure du corps humain. Les fleurs sont simples, primitives, identiques au-dedans et au-dehors : qu'on retourne un pétale, il est le même à l'envers. On s'ennuie à observer les fleurs. Comme il y a loin de leurs maigres tiges avares, de l'indigente géométrie de leurs inflorescences et de leurs pitoyables étamines, à la pourpre et à la souplesse d'un muscle, à l'élasticité d'une peau soyeuse, à la nacre argentée d'un estomac, aux gracieux méandres d'un intestin et à la mystérieuse asymétrie d'un rein !
Peut-on en vérité comparer l'uniformité de teinte d'un pavot en fleur avec toute la variété de nuances
1. Quel chef-d'ouvre que l'homme ! quelle noblesse de jugement ! quelle infinité de talents ! dans la forme et le mouvement, si expressif et admirable ! dans l'action, si pareil à un ange ! dans la réflexion, si pareil à un dieu ! l'ornement du monde ! le parangon de tous les animaux ! Et cependant, pour moi, que vaut cette quintessence de poussière ?
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que prend le sang humain, depuis le strident écarlate du flux artériel au violet majestueux dont se gonflent les veines ? Le bleu vulgaire d'une campanule saurait-il lutter avec le tendre azur d'un réseau de capillaires, ou même la coloration automnale d'un érable avec le grenat des menstrues ! Le corps de la femme est plus raffiné et cent fois plus intéressant que celui de l'homme. Il n'est pas fait pour la grossière besogne, et encore moins pour détruire, mais pour créer et soigner. La souple matrice est semblable à la précieuse méléagrine. Une idée ! Il faudra un jour ouvrir un ventre fécondé, afin de découvrir à l'intérieur du coquillage la perle mûrissante. Oui, oui, il le faudra absolument ! Dès demain !
J'ai été trop longtemps dans l'obligation de jeûner, depuis le lendemain du mardi gras. Mes lèvres sont sèches à force de répéter : " Redonne vie à mon cour de réprouvé par le jeûne meurtrier des passions ! " Le Seigneur est bon et miséricordieux, II ne m'en voudra pas d'avoir échoué à tenir six jours encore avant la Radieuse Résurrection. Finalement, le 3 avril n'est pas seulement le jour, mais aussi l'anniversaire de l'Illumination. C'était alors aussi un 3 avril. Peu importe que ce fût selon un autre calendrier. Ce qui importe, c'est la musique des mots : le trois avril.
J'ai mon carême, j'ai ma Pâque. Puisque le jeûne est rompu, mangeons ! Non, je ne vais pas attendre demain. Aujourd'hui ! Oui, oui, organiser un festin ! Non pas me rassasier, mais me repaître. Non pour mon plaisir, mais pour la gloire de Dieu.
C'est Lui, après tout, qui m'a dessillé les yeux, qui m'a appris à voir et à. comprendre la vraie beauté. Mieux encore : à la découvrir et à la révéler au monde.