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Or découvrir, c'est tout comme créer. Je suis l'apprenti du Créateur.

Comme il est doux de goûter à la chair après une longue abstinence. Je me rappelle chaque instant voluptueux, je sais que ma mémoire conservera toujours tout, jusqu'aux plus infimes détails, sans perdre une seule sensation visuelle, gustative, auditive, olfactive ou tactile.

Je ferme les yeux, et je vois.

La nuit est tombée depuis longtemps. Je n'ai pas sommeil. L'émotion et l'enthousiasme m'entraînent par des rues crasseuses, des terrains vagues, entre méchantes bicoques et palissades effondrées. Voici plusieurs nuits d'affilée que je ne dors plus. J'ai la poitrine serrée, et les tempes dans un étau. Durant la journée, je m'assoupis une demi-heure, une heure, et suis réveillé par d'affreuses visions qui m'échappent sitôt que j'ai rouvert les yeux.

Je marche et je rêve de la mort, de ma rencontre avec le Seigneur, mais je sais que je ne dois pas mourir, qu'il est encore trop tôt, que ma mission n'est pas achevée.

Une voix sortant des ténèbres : " S'i-il vous plaît, de quoi acheter une bouteille. " Elle tremble, imbibée d'alcool. Je me retourne et vois devant moi la plus sordide, la plus hideuse des créatures humaines : une putain de bas étage, ivre, déguenillée, mais avec ça grotesquement peinturlurée de blanc et de rouge.

Je m'écarte avec dégoût, quand soudain un familier sentiment de poignante pitié me transperce le cour. Malheureux être, qu'as-tu fait de toi ? Et il s'agit d'une femme, chef-d'ouvre de l'art divin ! Se tourner

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de la sorte en dérision, profaner et pervertir ainsi le don de Dieu, avilir à tel point son précieux système reproductif!

Bien sûr, tu n'es pas coupable. C'est la société, cruelle et impitoyable, qui t'a culbutée dans la fange. Mais je saurai te purifier et te sauver. Mon âme est emplie de lumière et d'allégresse.

Qui pouvait prévoir qu'il en serait ainsi ? Je n'avais pas l'intention de rompre le jeûne, autrement mon chemin ne serait pas passé par ces misérables taudis, mais par les ruelles nauséabondes du marché Khitrov ou du quartier de la Gratchovka, où nichent la turpitude et le vice. Mais je déborde de générosité et de grandeur d'âme, très légèrement teintées, il est vrai, de soif et d'impatience.

" Je vais te contenter, ma jolie. Suis-moi. "

Je porte un vêtement d'homme, et la sorcière se dit qu'elle a trouvé acheteur pour sa marchandise faisandée. Elle éclate d'un rire rauque et hausse les épaules : " Et où c'est qu'on va ? Ecoute, tu as bien un peu d'artiche ? File-moi au moins à briffer, ou mieux, donne-moi de quoi. " Pauvre brebis égarée.

Je l'entraîne à travers une cour plongée dans l'obscurité, jusqu'aux baraques qui s'alignent au fond. Je secoue une porte avec impatience, puis une autre, la troisième n'est pas verrouillée.

La bienheureuse me souffle sur la nuque une haleine empestée de mauvais alcool. Elle glousse : " Voyez-vous ça, il me conduit dans la remise. Voyez-vous ça, faut croire que ça presse ! "

Un coup de scalpel, et j'ouvre à son âme les portes de la liberté.

La délivrance ne s'obtient pas sans douleurs, c'est comme un accouchement. Celle qu'à ce moment

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j'aime de tout mon cour souffre énormément, elle geint et mord dans son bâillon, mais je lui caresse la tête et la console : " C'est bientôt fini. " Mes mains exécutent proprement et avantageusement leur besogne. Je n'ai pas besoin de lumière, mes yeux voient la nuit aussi bien que le jour.

J'ouvre l'enveloppe crasseuse et souillée du corps, l'âme de ma sour bien-aimée prend son envol, et moi, je tombe en adoration devant la perfection du divin mécanisme.

Quand, avec un doux sourire, j'approche de mon visage le petit pain encore tout chaud de son cour, celui-ci palpite et se débat toujours, tel le petit poisson d'or pris aux mailles du filet, magique créature que j'embrasse avec tendresse, collant ma bouche aux lèvres béantes de l'aorte.

L'endroit est heureusement choisi, personne ne vient me déranger, et cette fois-ci l'hymne à la Beauté est chanté jusqu'au bout et parachevé par le dépôt d'un baiser sur la joue. Dors, sour, ta vie fut atroce et abjecte, ta figure offensait les regards, mais grâce à moi tu es devenue belle.

Prenons la même fleur. Sa vraie beauté n'éclate ni sur la pelouse ni au milieu du parterre, oh non ! La rosé règne agrafée sur un corsage, l'oillet, passé à une boutonnière, la violette, piquée dans la chevelure d'une ravissante. Le triomphe de la fleur advient quand elle est déjà coupée, sa vie véritable est le prolongement de sa mort. Il en est de même du corps humain. Tant qu'il vit, il est empêché de se montrer dans toute la splendeur de son admirable structure. J'aide le corps à régner. Je suis un jardinier.

Quoique non, le jardinier ne fait que couper les fleurs, alors que moi, à partir des organes du corps, je

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compose en outre un tableau d'une enivrante beauté, un sublime décor. En Angleterre, une profession naguère ignorée est en train de devenir à la mode : celle de décorateur, de spécialiste dans la décoration des maisons, des vitrines, des rues en fête. Je ne suis pas un jardinier, je suis le décorateur.

De mal en pis

4 avril, Mardi saint, à midi

Au conseil extraordinaire réuni chez le général gouverneur de Moscou, le prince Vladimir Andréié-vitch Dolgoroukoï, étaient présents :

. le grand maître de la police, major général de la suite de Sa Majesté impériale, lourovski ;

. le procureur général près la chambre des mises en accusation de la ville de Moscou, le chambellan, conseiller d'Etat actuel, Kozliatnikov ;

. le directeur de la police de sûreté, le conseiller d'Etat Eichmann ;

. le fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur, le conseiller de collège Fandorine ;

. le juge d'instruction en charge des affaires sensibles auprès du Parquet de Moscou, le conseiller aulique Ijitsyne.

- Ce temps ! Mais quel temps ! Une abomination !

Tels furent les mots par lesquels Vladimir Andréiévitch ouvrit la réunion secrète.

- C'est une vraie cochonnerie, messieurs. Le ciel gris, le vent, la pluie, la boue et, pire que tout, la

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Moscova qui déborde encore plus que d'habitude ! Je suis allé faire un tour à Zamoskvoretchié : horreur et cauchemar ! L'eau est montée de trois toises et demie ! Tout est inondé jusqu'à la rue Piatnits-kaïa. Et la rive gauche ne vaut guère mieux. Le passage Neglinny est impraticable Oh ! nous allons nous couvrir de honte, messieurs. Il est dit que le prince Dolgoroukoï connaîtra le déshonneur sur ses vieux jours !

Toutes les personnes présentes se mirent à soupirer d'un air soucieux ; seul le visage du juge d'instruction en charge des affaires sensibles reflétait quelque surprise, et le prince, qui se distinguait par un rare talent d'observation, jugea utile de s'expliquer :

- Je vois, jeune homme... euh !... Glagolev, c'est ça ? Non, Boukine...

- Ijitsyne, Votre Haute Excellence, lui souffla le procureur, mais pas assez fort malheureusement, car en sa soixante-dix-neuvième année d'existence, le vice-roi de Moscou (on donnait aussi ce nom au tout-puissant Vladimir Andréiévitch) devenait un peu dur d'oreille.

- Pardonnez à un vieillard, se reprit le gouverneur avec bonhomie. Ainsi donc, monsieur Goujit-syne, je vois que vous n'êtes pas au courant... Sans doute, compte tenu de votre charge, n'êtes-vous d'ailleurs pas censé l'être. Mais puisque aussi bien nous sommes en conseil... Ainsi, disais-je (le long visage du prince, qu'ornaient de pendantes moustaches châtaines, s'empreignit de solennité), durant la sainte semaine de Pâques, notre ancienne capitale aura le bonheur de recevoir la visite de Sa Majesté l'empereur. Le souverain viendra sans pompe ni

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cérémonie se recueillir dans les lieux saints de Moscou. Il est donné ordre de ne point en informer à l'avance la population moscovite, car cette visite est conçue comme impromptue. Ce qui, cependant, ne nous décharge pas de notre responsabilité quant à la qualité de l'accueil et l'état général de la ville. Tenez, messieurs, par exemple : je reçois ce matin une lettre de Son Eminence loanniki, métropolite de Moscou. Il se plaint, le saint homme ! Il écrit que les boutiques de confiseries sont, avant la sainte Pâque, le lieu d'un pur scandale : vitrines et étals se trouvent garnis de boîtes de chocolats et de bonbonnières ornées de représentations de la Cène, du chemin de croix, du Golgotha, et caetera. Mais c'est là un sacrilège, messieurs ! Vous voudrez donc bien, monsieur (le prince s'était tourné vers le grand maître de la police), publier aujourd'hui même un arrêté, de manière à mettre un terme définitif à pareil dévoiement. Les boîtes seront détruites, et leur contenu remis à l'Assistance publique. Puissent les orphelins se régaler un peu à l'occasion des fêtes ! Et les boutiquiers fautifs se verront en outre coller une amende pour m'avoir joué ce vilain tour à la veille de l'arrivée de l'empereur.