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Le cab tombait à pic. Il s'avéra en effet que le majordome n'était pas venu à pied mais en " égoïste " - un cabriolet à une place, auquel était attelé un solide petit cheval moreau. La pluie fine qui s'était mise à tomber arrivait elle aussi fort à propos : " John Karlitch " releva la capote de cuir, et maintenant, quand bien même l'aurait-il voulu, il lui était impossible de découvrir la filature dont il faisait l'objet.

Nullement étonné de l'ordre qui lui était donné de suivre l'homme en livrée grise, le cabman fit claquer son long fouet, et le plan entra dans sa première phase.

Il faisait nuit. Dans les rues, les réverbères étaient allumés, mais, ne connaissant pas Londres, Eraste Pétrovitch fut très vite désorienté, confondant les quartiers uniformément construits en pierre de cette ville étrangère, au silence menaçant. Au bout d'un certain temps, les maisons se firent de plus en plus basses et de plus en plus rares, tandis que, dans l'obscurité, les contours des arbres devenaient incertains, puis, pendant encore une quinzaine de minutes, se succédèrent les hôtels particuliers entourés de jardins. Ce fut devant l'un d'eux que s'arrêta l'égoïste. Une gigantesque silhouette s'en détacha et ouvrit les hautes portes en fer forgé. Se penchant à l'extérieur du cab, Fandorine vit le cabriolet franchir l'enceinte, après quoi les portes se refermèrent.

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Avisé, le cabman arrêta le cheval de son propre chef, se retourna et demanda :

- Dois-je faire part de cette course à la police, sir?

- Prenez cette couronne et décidez vous-même de la réponse à donner à cette question, répondit Eraste Pétrovitch, renonçant à faire attendre son cocher, bien trop malin. De plus, Fandorine ignorait pour combien de temps il en avait. L'inconnu le plus total l'attendait.

Franchir l'enceinte ne fut pas difficile ; à l'époque du collège, Eraste Pétrovitch en avait escaladé bien d'autres.

Le jardin n'était guère hospitalier avec ses ombres effrayantes et ces branches qui vous piquaient le visage. Devant, à travers les arbres, se détachaient vaguement les contours clairs d'une maison d'un étage au toit arrondi. Fandorine, s'efforçant de faire le moins possible craquer le sol sous ses pas, se faufila jusqu'aux derniers buissons (une odeur de lilas s'en échappait, sans doute était-ce une variété de lilas anglais) et procéda à une reconnaissance des lieux. En fait de maison, il fallait plutôt parler de villa. Près de la porte se dressait un lampadaire. Au rez-de-chaussée, des fenêtres étaient éclairées, mais il s'agissait visiblement des pièces réservées aux services. Infiniment plus intéressante était la fenêtre allumée au premier étage, mais comment y parvenir? Par chance, non loin descendait la gouttière, et le mur était recouvert d'une plante grimpante d'apparence suffisamment robuste pour que l'on s'y accroche. Les habitudes encore toutes fraîches de l'enfance pouvaient une fois de plus se révéler utiles.

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Telle une ombre noire, Eraste Pétrovitch s'approcha vivement du mur et secoua la gouttière. Elle semblait solide et ne grinçait pas. Dans la mesure où il était vital de ne pas faire de bruit, l'ascension se fit plus lentement qu'il eût été souhaitable. Enfin, un pied se posa à tâtons sur la corniche qui faisait opportunément tout le tour du premier étage, et Fandorine, s'agrippant précautionneusement au lierre, vigne vierge, lianes - Dieu seul sait comment s'appelaient ces longues tiges en forme de serpents -, commença à progresser à petits pas mesurés en direction de la mystérieuse fenêtre.

Dans un premier temps, une cruelle déception l'envahit : il n'y avait personne dans la pièce. Sous un abat-jour rosé, une lampe éclairait un élégant bureau où s'étalaient divers papiers, et, dans un coin, on distinguait une masse blanche, sans doute un lit. Un cabinet de travail, une chambre à coucher... difficile à dire. Eraste Pétrovitch attendit cinq minutes sans que rien ne se passât, si ce n'est un gros papillon de nuit venu se poser sur la lampe en agitant ses ailes velues. Etait-ce possible qu'il n'y eût plus qu'à rebrousser chemin ? Ne fallait-il pas plutôt prendre le risque de se glisser à l'intérieur ? Il poussa légèrement le châssis de la fenêtre, et celle-ci s'entrouvrit. Fandorine hésita, se maudissant pour son indécision et son atermoiement, mais il s'avéra qu'il avait bien fait de prendre son temps. La porte s'ouvrit et deux personnes entrèrent dans la pièce : une femme et un homme.

La vue de la femme faillit arracher un cri triomphant à Eraste Pétrovitch : c'était Béjetskaïa ! Avec ses cheveux noirs soigneusement lissés et retenus en arrière par un noud rouge, son déshabillé de dentelle

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par-dessus lequel était jeté un châle tsigane aux couleurs vives, elle lui parut d'une beauté éblouissante. Oh, à une telle femme, on pouvait pardonner tous les péchés !

Se tournant vers l'homme - son visage restait dans l'ombre, mais, à en juger par sa taille, il s'agissait de mister Morbid -, Amalia Kazimirovna dit dans un anglais irréprochable (une espionne, à coup sûr une espionne !) :

- C'est donc bien lui ?

- Oui, m'am. Pas le moindre doute.

- Et d'où vous vient cette certitude ? Vous l'avez vu de vos yeux ?

- Non, m'am. Aujourd'hui, c'était Frantz qui était de service là-bas. Il a rapporté que le gamin était arrivé vers sept heures. La description correspondait en tout point, et vous-même avez deviné pour les moustaches.

Béjetskaïa éclata d'un rire sonore.

- Cependant, il ne faut pas le sous-estimer, John. Ce garçon est de la race des veinards, et je connais bien ce genre d'individus, ils sont imprévisibles et très dangereux.

L'estomac d'Eraste Pétrovitch se contracta douloureusement. N'était-ce pas de lui que l'on parlait ? Mais non, c'était impossible.

- De la blague, tout ça, m'am. Vous n'avez qu'à décider... Nous y ferons un saut, Frantz et moi, et nous en finirons une bonne fois. Chambre 15, deuxième étage.

C'était bien ça ! Eraste Pétrovitch occupait précisément la chambre 15, au deuxième étage. Mais comment l'avaient-ils reconnu ? Qui les avait informés ? D'un geste rageur et au mépris de la douleur,

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Eraste Pétrovitch arracha ses moustaches aussi déshonorantes qu'inutiles.

Amalia Kazimirovna, ou peu importe comment elle s'appelait, fronça les sourcils et dit d'une voix aux vibrations métalliques :

- Je vous l'interdis ! Je suis seule fautive, à moi de réparer mon erreur. Une fois dans ma vie, j'ai fait confiance à un homme... Une seule chose m'étonne : pourquoi l'ambassade ne nous a-t-elle pas fait savoir qu'il était là ?

Fandorine ouvrit encore plus grand ses oreilles. Ainsi, ils avaient leurs hommes au sein de l'ambassade de Russie ! Ça alors ! Et Ivan Frantsévitch qui doutait encore ! Dis qui, allez, dis-le !

Mais Béjetskaïa passa à un autre sujet :

- Il y a des lettres ?

- Trois aujourd'hui, m'am.

Et le majordome tendit les lettres en s'inclinant respectueusement.

- C'est bon, John, vous pouvez aller vous coucher. Ce sera tout pour aujourd'hui, dit-elle avant de réprimer un bâillement.

Quand la porte se fut refermée sur mister Morbid, Amalia Kazimirovna jeta négligemment les lettres sur le bureau, puis s'approcha de la fenêtre. Fandorine recula d'un bond sur la corniche, son cour tambourinant furieusement dans sa poitrine. Ses immenses yeux regardant sans voir à travers les ténèbres chargées d'humidité, Béjetskaïa (n'était la vitre, elle se fût trouvée à portée de main) murmura pensivement en russe :

- Mon Dieu, quel ennui mortel ! Rester là à se morfondre...

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Puis elle se conduisit de façon très étrange : elle s'approcha d'une amusante applique murale représentant un Amour et appuya son doigt sur le nombril de bronze du petit dieu replet. La gravure accrochée tout près (quelque chose comme une scène de chasse) glissa silencieusement de côté, découvrant une petite porte en cuivre munie d'une minuscule poignée ronde. Béjetskaïa dégagea sa main gracile de sa manche vaporeuse et actionna le bouton dans un sens puis dans l'autre, et la porte s'ouvrit avec un bruissement mélodieux. Eraste Pétrovitch colla le nez à la vitre, craignant de perdre le plus important.