Le général gouverneur redressa d'une main inquiète la discrète perruque bouclée qui avait légèrement glissé sur son crâne. Il voulut poursuivre mais une violente quinte de toux l'en empêcha.
Une porte dérobée, donnant sur les appartements privés du gouverneur, s'ouvrit aussitôt et, trottinant sans bruit sur ses jambes arquées chaussées de bottillons de feutre, déboula dans la pièce un vieillard aux allures de squelette, dont les exubérants favoris n'atténuaient en rien le lustre aveuglant du crâne
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chauve : Frol Grigoriévitch Védichtchev, valet de chambre attitré de Sa Haute Excellence. Cette soudaine apparition ne parut étonner personne. Chacun jugea au contraire nécessaire de gratifier le nouveau venu d'un salut ou au moins d'un signe de tête, car Frol Grigoriévitch, en dépit de sa modeste position, passait dans l'antique cité pour un influent et même, dans un certain sens, tout-puissant personnage.
Védichtchev versa très rapidement quelques gouttes d'un flacon de potion dans un gobelet en argent, donna celui-ci à boire au prince, puis s'éclipsa tout aussi prestement par la même porte dérobée, sans avoir adressé un regard à personne.
- Merchi, Frol, merchi, mon ami, marmonna le général gouverneur à l'intention de son domestique et confident.
Il haussa légèrement le menton pour remettre son dentier en place, et reprit, cette fois-ci sans plus chuinter du tout :
- Par conséquent, j'aimerais qu'Eraste Pétrovitch daigne nous expliquer ce qui motive l'urgence du présent conseil. Vous savez pourtant fort bien, mon petit, qu'aujourd'hui pour moi chaque minute est comptée. Eh bien, quelle tuile vous est tombée dessus ? Avez-vous veillé à ce que cette écourante histoire d'éviscération ne s'ébruite pas parmi la population ? Il ne manquait plus que ça, à la veille de la visite de l'empereur !...
Eraste Pétrovitch se leva, et les regards de tous les hauts défenseurs de l'ordre public moscovite se tournèrent vers le visage pâle mais résolu du conseiller de collège.
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- Les mesures ont été prises pour que le secret soit conservé, Votre Haute Excellence, déclara Fan-dorine, entamant son rapport. Toutes les personnes ayant participé à l'examen du lieu du crime ont été averties qu'elles étaient tenues pour responsables, et ont signé une déclaration où elles s'engagent à ne rien divulguer. Le concierge, auteur de la découverte du corps, étant enclin à une consommation immodérée de boissons alcoolisées et ne se portant pas garant de sa conduite, a été provisoirement logé dans une cellule individuelle à la Direction de la gendarmerie1.
- Bien, approuva le gouverneur. Mais alors quelle est donc l'utilité de ce conseil ? Pourquoi m'avez-vous demandé de réunir les chefs des services de police et de sûreté ? Vous auriez pu régler tout ceci en tête à tête avec Goujitsyne.
Eraste Pétrovitch lança malgré lui un coup d'oil au juge d'instruction auquel le nom inventé par le prince seyait étonnamment bien. Toutefois, en l'instant présent, il n'avait guère le cour à rire.
- Votre Haute Excellence, je n'avais p-pas demandé de convoquer monsieur le directeur de la police de sûreté. L'affaire est si alarmante qu'il convient de la ranger dans la catégorie des crimes touchant à l'intégrité de l'Etat, et d'en confier le traitement, en dehors du ministère public, à un groupe d'intervention de la gendarmerie placé sous le contrôle personnel de monsieur le grand maître de
1. Le corps de gendarmerie créé en Russie en 1827 n'avait qu'un très lointain rapport avec celui qui en France veille sur l'ordre public, puisqu'il servait principalement de police politique.
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la police. J'éviterais quant à moi d'y mêler la Sûreté, celle-ci employant beaucoup trop d'auxiliaires occasionnels. Premier point.
Fandorine observa une pause éloquente. Le conseiller d'Etat Eichmann esquissa un mouvement pour protester, mais le prince Dolgoroukoï, d'un geste, lui intima l'ordre de se taire.
- Apparemment, je vous ai dérangé pour rien, mon ami, lui dit-il d'un ton affectueux. Allez donc, et serrez bien la vis à vos pickpockets et autres monte-en-l'air, pour que le dimanche de Pâques ils restent chez eux, dans la Khitrovka, à fêter la fin du carême, et que Dieu les garde de montrer le bout de leur nez. Je compte beaucoup sur vous, Piotr Reinhardovitch.
Eichmann se leva, salua sans rien dire, adressa un sourire crispé à Eraste Pétrovitch, puis se retira.
Le fonctionnaire poussa un soupir, bien conscient de s'être acquis désormais un ennemi mortel en la personne du directeur de la Sûreté de Moscou, mais l'affaire était pour de bon redoutable et réclamait qu'on ne prît aucun risque inutile.
- Je vous connais, dit le gouverneur en considérant avec inquiétude son homme de confiance. Si vous avez dit " premier point ", c'est qu'un deuxième doit suivre. Parlez donc, ne nous faites pas languir.
- Je suis absolument désolé, Vladimir Andréié-vitch, mais il va falloir ajourner la visite du souverain, répondit Fandorine à voix très basse.
Néanmoins, le prince cette fois-ci n'eut aucune peine à l'entendre.
- Comment : " ajourner " ? s'écria-t-il.
Les autres réagirent beaucoup plus violemment à l'énormité que le fonctionnaire, passant décidément toute mesure, venait de prononcer.
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- Mais vous avez perdu l'esprit ! s'exclama le grand maître de la police lourovski.
- C'est inouï ! bêla le procureur.
Quant au juge d'instruction en charge des affaires sensibles, il n'osa rien exprimer tout haut, n'ayant pas un grade suffisant pour se permettre pareille liberté, mais au moins serra-t-il ses lèvres charnues pour montrer combien la folle extravagance de Fan-dorine l'indignait.
- Comment : " ajourner " ? répéta Dolgoroukoï d'une voix blanche.
La porte donnant sur les appartements privés s'entrouvrit, laissant à moitié paraître la physionomie du valet de chambre campé derrière le vantail.
Le gouverneur, en proie à une émotion extrême, reprit la parole, avec un débit si précipité qu'il en avalait des syllabes et même des mots entiers :
- ErasPétrovitch, n'êtes pas un novice... vous n'avez pas... des paroles en l'air... Mais ajourner le souverain ? Ce serait un scandale sans précédent ! Vous savez bien pourtant combien je me suis battu pour... Ce serait pour moi, pour vous tous...
Une ombre altéra le haut front pur de Fandorine. Il n'ignorait rien des longues et adroites intrigues auxquelles Vladimir Andréiévitch avait dû se livrer pour obtenir enfin la visite du tsar. Rien non plus des nombreuses cabales montées contre lui à Saint-Pétersbourg par la camarilla hostile qui depuis vingt ans s'efforçait de chasser le vieux renard du poste envié qu'il occupait ! L'impromptu pascal de Sa Majesté devait être le triomphe du prince, la preuve certaine de l'absolue solidité de sa position. La semaine suivante, Sa Haute Excellence fêterait un fameux jubilé : soixante années de service sous