Выбрать главу

l'uniforme d'officier. Pour une telle occasion il pouvait espérer jusqu'à la croix de Saint-André ! Et voilà qu'on venait lui réclamer de prendre lui-même la décision de tout annuler !

- Je c-comprends très bien, Votre Haute Excellence, mais si l'on n'ajourne pas, ce sera pire encore. Ce crime atroce n'est pas le dernier. (Le visage du fonctionnaire s'assombrissait davantage à chaque mot.) J'ai peur que Moscou ne soit devenu le refuge de Jack l'Eventreur.

Et de nouveau, comme quelques instants plus tôt, les paroles d'Eraste Pétrovitch soulevèrent un chour de protestations.

- Comment cela, pas le dernier ? s'indigna le général gouverneur.

Le grand maître de la police et le procureur répétèrent presque d'une seule voix :

- Jack l'Eventreur ?

Tandis qu'Ijitsyne, s'enhardissant, pouffait :

- N'importe quoi !

- De quel éventreur parlez-vous ? grinça Frol Grigoriévitch Védichtchev depuis sa porte, quand le silence fut naturellement retombé.

- Oui, oui, qu'est-ce encore que ce Jack ? (Le prince fixait ses subordonnés avec un mécontentement manifeste.) Tout le monde est au courant, moi seul ne suis pas informé. Et il en est éternellement ainsi avec vous !

- Il s'agit, Votre Haute Excellence, d'un célèbre assassin anglais qui, à Londres, égorge les filles de mauvaise vie, expliqua le juge d'instruction.

- Si vous le permettez, Vladimir Andréiévitch, je vais vous exposer les faits en détail.

236

237

Eraste Pétrovitch tira de sa poche un bloc-notes dont il feuilleta quelques pages.

Le prince porta la main en cornet à son oreille, Védichtchev chaussa des lunettes à verres épais, et Ijitsyne afficha un sourire ironique.

- Ainsi que Votre Haute Excellence s'en souvient sûrement, j'ai passé l'année dernière plusieurs semaines en Angleterre, pour les besoins de l'enquête que vous savez, concernant la correspondance disparue de Catherine II. Vous aviez même exprimé, Vladimir Andréiévitch, quelque déplaisir à voir mon absence se prolonger autant. J'étais resté à Londres plus longtemps, en effet, que nécessaire, car je suivais alors avec attention les efforts déployés par la police locale pour mettre la main sur le monstrueux criminel qui, en l'espace de huit mois, entre avril et décembre de l'an passé, commit huit meurtres particulièrement atroces dans le seul quartier de l'East End. L'assassin manifestait la plus grande arrogance. Il envoyait à la police des lettres où il se dénommait lui-même Jack thé Ripper, autrement dit Jack l'Eventreur, et une fois même il fit parvenir au commissaire chargé de l'enquête la moitié d'un rein prélevé sur une de ses victimes.

- Prélevé ? Mais pour quoi faire ? demanda le prince, surpris.

- Si les crimes de l'Eventreur ont p-produit sur le public une si pénible impression, ce n'est pas à cause des meurtres en eux-mêmes. Dans une ville aussi grande et aussi sordide que Londres, les homicides, y compris ceux avec effusion de sang, ne manquent pas, bien entendu. Mais le sort qu'il réservait à ses victimes était véritablement monstrueux. Habituellement il égorgeait les pauvres femmes,

238

puis il les vidait comme des volailles et disposait leurs entrailles à la manière d'une cauchemardesque nature morte.

- Sainte Mère de Dieu ! s'exclama Védichtchev en esquissant un signe de croix.

- Quelles abominations nous racontez-vous là ? gronda le gouverneur d'un ton de reproche. Et alors, on n'a jamais pu mettre la main sur cette canaille ?

- Non, mais à partir de décembre les meurtres de ce type ont pris fin. La police en est arrivée à la conclusion que le criminel ou bien s'était suicidé, ou bien... avait quitté le territoire de l'Angleterre.

- Et il n'aurait rien trouvé de mieux à faire que de venir chez nous, à Moscou ? objecta le grand maître de la police en secouant la tête d'un air sceptique. Mais en admettant même que ce soit vrai, dépister ce bandit anglais et le capturer ne serait qu'un jeu d'enfant.

- Où avez-vous pris qu'il était anglais ? dit Fan-dorine en se tournant vers le général. Tous les crimes ont été commis dans les bas-fonds de Londres, où vivent quantité de gens originaires du continent européen, y compris des Russes. Du reste, les soupçons de la police britannique se portaient en premier lieu sur les médecins immigrés.

- Pourquoi donc forcément médecins ? s'enquit Ijitsyne avec intérêt.

- Parce que l'évulsion des organes viscéraux des victimes était chaque fois le f-fait d'une main experte, armée qui plus est très probablement d'un scalpel, et trahissait une excellente connaissance de l'anatomie. La police londonienne était absolument convaincue que Jack l'Eventreur était soit un médecin, soit un étudiant en médecine.

239

Le procureur Kozliatnikov leva le doigt -un doigt blanc et soigné où scintillait le diamant d'un bague :

- Mais où avez-vous pris que la demoiselle Andréitchkina avait été tuée et dépecée à coup sûr par votre Eventreur de Londres ? Comme si nous n'avions pas assez de nos propres criminels ! Quelque salopard se sera torché au point d'être pris de délire alcoolique et aura imaginé qu'il combattait le dragon vert. Je vous en fiche mon billet, messieurs.

Fandorine soupira et répondit avec patience :

- Fiodor Kallistratovitch, vous avez bien lu le rapport du médecin légiste. Ce n'est pas sous l'empire du d-delirium tremens qu'on procède à une dissection aussi soignée, et encore moins en usant d'un " objet tranchant de précision chirurgicale ". Et d'un. Tout comme dans l'East End, on relève l'absence de tout indice de violence sexuelle ordinaire à ce genre de meurtre. Et de deux. Enfin, élément le plus sinistre : la trace d'un baiser sanglant sur une des joues de la morte. Et de trois. Toutes les victimes de l'Eventreur présentaient immanquablement une empreinte de cette sorte, sur le front, sur la joue, une fois sur la tempe. L'inspecteur Gil-son, de qui je tiens ce détail, n'était guère enclin à lui p-prêter beaucoup d'attention, car, à ses yeux, l'Eventreur manifestait bien assez de lubies autrement moins innocentes. Cependant, grâce aux quelques renseignements dont dispose la criminologie sur les maniaques meurtriers, on sait quelle importance ces misérables accordent au rituel. A la base des meurtres en série à caractère obsessionnel réside toujours une certaine " idée " qui pousse le monstre à réitérer son geste en massacrant des

240

inconnus. Déjà à Londres, j'avais t-tenté de suggérer aux responsables de l'enquête que l'essentiel de leur problème était de déchiffrer l'" idée " du tueur, le reste n'étant qu'affaire de technique policière. Le fait que les éléments caractéristiques des rituels observés par Jack l'Eventreur et notre assassin moscovite coïncident entièrement ne soulève pas l'ombre d'un doute.

- Et cependant ce serait tout de même rudement bizarre, intervint le général lourovski en hochant la tête. Que Jack l'Eventreur, s'étant éclipsé de Londres, aille resurgir dans une remise à bois du quartier du Samotiok... Et puis, convenez-en, annuler la visite du souverain à cause de la mort d'on ne sait quelle prostituée...

La patience d'Eraste Pétrovitch était visiblement à bout, car il rétorqua d'un ton plutôt sec :

- Je rappelle à Votre Excellence que l'affaire de Jack l'Eventreur a coûté leur place au directeur de la police londonienne et au ministre de l'Intérieur lui-même, qui t-trop longtemps s'étaient refusés à accorder l'importance qui se devait aux meurtres " d'on ne savait quelles prostituées ". A supposer même que nous ayons aujourd'hui notre propre Ivan l'Eventreur indigène, la situation ne s'en trouverait nullement améliorée. Dès lors qu'il a goûté au sang, il ne s'arrêtera plus. Imaginez-vous ce qui se passera si durant la visite de Sa Majesté l'assassin vient à nous fourguer un nouveau petit cadeau du même genre que celui d'aujourd'hui ? Et s'il apparaît par-dessus le marché que ce crime n'est pas le premier ? L'ancienne capitale risque de connaître un joli dimanche de Pâques...