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Le prince se signa d'un air effrayé, et le général lui-même fit le geste de déboutonner son col brodé d'or.

- C'est un véritable miracle que d'avoir réussi aujourd'hui à étouffer pareille histoire. (Fandorine passa une main soucieuse sur ses élégantes moustaches noires.) Mais avons-nous vraiment réussi ?

Un silence de tombe s'installa.

- Libre à vous, Vladim Andréitch, fit la voix de Védichtchev toujours dissimulé derrière le battant de porte, mais il a raison. Ecrivez à notre père le tsar. Je ne sais pas, moi, dites que DOUS sommes infiniment confus. La mort dans l'âme, pour la tranquillité de Votre Souveraineté, nous vous prions très humblement ne pas venir nous rendre visite à Moscou.

- Oh, Seigneur !

La voix du gouverneur avait vibré d'un accent plaintif.

Ijitsyne se leva et, posant un regard dévoué sur son haut supérieur hiérarchique, émit une idée salvatrice.

- Votre Haute Excellence, ne pourrait-on invoquer la violence inhabituelle de la montée des eaux ? Comme on dit, n'est-ce pas ? contre Dieu nul ne peut !

Le visage du prince s'éclaira.

- Bravo, Goujitsyne, bravo ! Voilà une tête bien pleine. C'est exactement ce que j'écrirai. Puissent seulement les journalistes ne pas flairer l'odeur du sang !

Le juge d'instruction adressa un coup d'oil condescendant à Eraste Pétrovitch puis se rassit, non point comme auparavant, cependant - la moi-

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tié d'une fesse sur un quart de chaise -, mais bien confortablement, tel un égal parmi ses égaux.

Toutefois le soulagement qui se peignait déjà sur la face de Sa Haute Excellence se mua presque aussitôt en un nouvel et profond accablement.

- Ce ne sera d'aucun secours ! La vérité finira de toute manière par faire surface. Du moment qu'Eraste Pétrovitch a dit que ce crime n'était pas le dernier, c'est qu'il y en aura d'autres. Il est bien rare qu'il se trompe.

Haussant un sourcil de zibeline, Fandorine lança au gouverneur un regard appuyé et perplexe : ah ! tiens donc, ainsi il arrive que je me trompe malgré tout?

A ce moment le grand maître de la police renifla, baissa la tête d'un air coupable et prononça d'une voix de basse :

- Je ne sais si c'est le dernier ou pas, mais en tout cas, il est bien possible que ce ne soit pas non plus le premier. C'est ma faute, Vladimir Andréié-vitch, je n'y ai pas attaché d'importance, je ne voulais pas vous inquiéter pour des bêtises. Le meurtre d'aujourd'hui avait quelque chose de trop provocant, c'est pourquoi je me suis décidé à vous en informer, rapport à la visite du souverain. Cependant il me revient que ces derniers temps les cas d'assassinats sauvages de filles ou de galvaudeuses ont l'air d'être devenus plus fréquents. Le jour du mardi gras, par exemple, je me souviens d'avoir reçu un rapport comme quoi on avait ramassé rue des Trois-Saints une mendiante dont la panse n'était plus qu'une charpie. Et avant ça, passage Svinine, on avait découvert une pierreuse, le ventre déchiré, la matrice extirpée. Pour la mendiante, on n'a même

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pas ouvert d'enquête, c'était inutile ; quant à la fille, on a pensé que c'était son " maquereau " qui, pris de boisson, avait dû la charcuter. On a coffré le gaillard, mais jusqu'à présent il n'a toujours pas avoué, il persiste à nier.

- Ah, Anton Dmitriévitch, comment est-ce possible ? ! s'exclama le gouverneur en levant les mains au ciel. Si on avait tout de suite ordonné une enquête et lancé Eraste Pétrovitch sur la piste, peut-être aurait-on déjà attrapé cette canaille ? Et on n'aurait pas besoin d'ajourner la visite du souverain !

- Mais qui pouvait savoir, Votre Haute Excellence ? Je ne pensais pas à mal, je vous assure. Cette ville, vous la connaissez comme moi, et toute cette populace, cette racaille, chaque jour que Dieu fait, croyez qu'elle en invente ! Alors quoi, il faudrait déranger Votre Excellence pour la moindre broutille ! répondit le général d'une voix presque sanglotante, dans l'espoir de se justifier.

Il tourna la tête vers le juge et le procureur, à la recherche d'un soutien, mais Kozliatnikov considérait le grand maître de la police d'un oil sévère, tandis qu'Ijitsyne hochait la tête d'un air réprobateur : " Sale histoire, mon ami. "

Fandorine interrompit les lamentations du général par une brève question :

- Où sont les cadavres ?

- Où pourraient-ils être ? A la Maison-Dieu. C'est là qu'on ensevelit tous les dévoyés, les traîne-semelles et les sans-papiers. D'abord, s'il y a des signes de violence, on les embarque à la morgue, chez Igor Willemovitch, et ensuite seulement on les transporte au cimetière. Tel est le règlement.

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- Il faut procéder à une exhumation, déclara Fandorine avec une grimace de répugnance. Et sur-le-champ. Déterminer d'après les registres de la morgue qui, parmi les individus de sexe féminin entrés là récemment - m-mettons depuis le Nouvel An-, présentait des traces de mort violente. Et exhumer. Vérifier la similitude de schéma du crime. Rechercher s'il n'y a pas eu d'autres cas semblables. La terre n'a pas encore dégelé, les c-corps doivent être en parfait état de conservation.

Le procureur acquiesça de la tête :

- Je vais donner des ordres. Occupez-vous de cela, Léonti Andréiévitch. (Puis il s'enquit avec déférence :) Et vous, Eraste Pétrovitch, nous ferez-vous l'honneur d'être présent ? Votre concours serait également très souhaitable.

La figure d'Ijitsyne s'allongea : visiblement, le concours du conseiller de collège ne lui paraissait nullement si souhaitable que cela.

Mais Fandorine, brusquement, devint blême : il venait de se rappeler le honteux malaise qui l'avait pris tantôt. Il tenta bien un instant de lutter contre lui-même mais, incapable de prendre le dessus, il se résigna à dévoiler sa faiblesse :

- J'enverrai, pour seconder Léonti Andréiévitch, m-mon assistant Tioulpanov. Je pense que ce sera suffisant.

Il était cinq heures du soir. La pénible besogne s'achevait à la lueur des flambeaux.

Pour couronner le tout, du ciel d'une noirceur d'encre exsudait à présent une petite pluie froide et poisseuse. Le paysage du cimetière, déjà suffisamment

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lugubre, avait pris un aspect si désolé qu'il ne restait plus, semblait-il, qu'à se laisser choir tête la première dans l'une des tombes retournées et à s'enfouir sous la terre protectrice pour ne plus seulement voir ces mares de boue, ces tertres affaissés, ces croix plantées de guingois.

Ijitsyne avait pris la direction des opérations. Ils étaient six à creuser : les deux sergents de ville de tantôt, maintenus à la disposition de l'enquête pour ne pas élargir le cercle des initiés, deux gendarmes rompus au service, et deux fossoyeurs de la Maison-Dieu, sans lesquels la tâche, de toute façon, n'aurait pu être menée à bien. On ôtait d'abord à la pelle la boue visqueuse, puis, quand le métal venait à heurter la terre encore gelée, on empoignait les pioches. C'était le gardien du cimetière qui indiquait les tombes à ouvrir.

D'après le registre, depuis le mois de janvier de l'année en cours 1889, quatorze cadavres de femmes étaient entrés à la morgue avec la mention : " mort provoquée par instruments tranchants ou perforants ". On était à présent en train de tirer les défuntes de leurs pauvres sépultures pour les ramener à l'intérieur du bâtiment où les examinaient le professeur Zakharov et son assistant, Groumov, un jeune homme à la mine souffreteuse, dont la voix grêle et bêlante se mariait parfaitement à la maigre barbiche qui lui paraissait collée au menton.

Anissi Tioulpanov était allé là-bas jeter un coup d'oil et avait décidé de n'y plus retourner. Mieux valait encore rester en plein vent, sous la grise brouillasse d'avril. Cependant, après une heure ou deux, une fois bien gelé et trempé, et les sens du même coup quelque peu émoussés, il revint s'abriter

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