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dans la salle de dissection et s'assit dans un coin sur un tabouret. C'est là que le trouva le gardien Pakho-menko, qui le prit en pitié et l'emmena chez lui pour lui faire boire du thé.

C'était un excellent type que ce gardien. Un bon visage glabre, des yeux clairs et naïfs d'où rayonnaient vers les tempes des rides de gaieté. Pakho-menko s'exprimait dans un savoureux parler populaire - on ne se lassait pas de l'écouter -, à cette réserve près qu'il émaillait son discours de mots petit-russiens.

- Pour trimer au charnier, faut avoir le cour bien calleux, disait-il d'une voix égale en posant un regard plein de compassion sur la figure exténuée de Tioulpanov. N'importe quel paroissien finirait par se frapper si on lui montrait chaque jour ce qui l'attend ici-bas : regarde, esclave du Seigneur, toi aussi tu t'en iras chandir de la sorte ! Mais Dieu est miséricordieux à qui manie la pelle, il lui met de la corne sur les mains, pour point que la chair s'use jusqu'à l'os, et à qui côtoie les misères des hommes, il lui colle de la corne sur le cour. Pour que ce cour-là ne s'use point non plus. Et toi, panytch, tu t'y feras toi aussi, tu verras. Au début, tiens, je m'areuillais, fallait voir !... j'en étais vert comme une bardane, et maintenant me voilà à boire du thé et becqueter de la tourte. C'est rien, tu prendras l'accoutumance. Mange, allez, mange donc...

Pakhomenko avait roulé un peu partout sa bosse et en avait vu de toutes les couleurs au cours de sa vie. Anissi resta un moment en sa compagnie à l'écouter débiter posément ses histoires - de pèlerinage dans les lieux saints, de bonnes et de mauvaises gens - et se sentit l'âme comme réchauffée et la

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volonté raffermie. Prêt même à retourner là-bas, aux trous béants, aux cercueils en sapin, aux linceuls trop gris.

Grâce au gardien loquace, philosophe à ses heures, Anissi eut une révélation qui paya largement son inutile présence au cimetière.

Et voici comment la chose advint.

Vers sept heures, comme la nuit tombait, le dernier des quatorze cadavres fut porté à la morgue. Le vaillant Ijitsyne, qui avait eu la précaution de s'équiper de bottes de chasse et d'un surtout caoutchouté à capuchon, fit appeler Anissi, cette fois trempé comme une soupe, pour entendre le résultat de l'exhumation.

Dans la salle de dissection, Tioulpanov serra les dents, se barda le cour d'une bonne épaisseur de corne, et tout se passa bien : il put aller de table en table, regarder les corps vilainement amochés et écouter le résumé de l'expert.

- Qu'on me rapporte ces trois beautés-là où on les a prises : numéros deux, huit, dix, disait Zakha-rov en pointant un doigt dédaigneux sur les intéressées. Il y a eu confusion, les gars. Adressez vos griefs à qui de droit. Pour ma part, je n'anatomise que les corps faisant l'objet d'un contrôle particulier, autrement c'est Groumov qui s'en charge. Il s'est remis à taquiner la bouteille, le saligaud. Et quand il est pompette, il rédige ses conclusions selon l'inspiration du moment.

- Que dites-vous là, Igor Willemovitch ? bêla d'un ton outragé l'assistant à barbe de bouc. Si je me permets de consommer quelquefois des boissons spiritueuses, c'est toujours en très petites quantités,

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pour me fortifier la santé et me détendre les nerfs. Parole, ce n'est pas très honnête de votre part !

- Ah, taisez-vous, allez ! coupa le médecin d'un ton rude. (Et, se désintéressant de son adjoint, il poursuivit son rapport.) Les numéros un, trois, sept, douze et treize ne sont pas non plus de votre rayon. Figures classiques : " coup de lingue dans le gésier " ou bien " coup de rasif sur la gargane ". Travail soigné, aucune trace de sauvagerie. Par conséquent, emportez-les d'ici. (Igor Willemovitch tira de sa pipe une acre bouffée de tabac et appliqua une tape affectueuse sur l'atroce cadavre violacé d'une grosse femme à la panse tailladée.) Mais cette Vassilissa la Très Belle1, je la garde, ainsi que les cinq autres. Il faut vérifier si on les a trucidées bien soigneusement, si l'arme était très affilée, et caetera. A première vue, je puis me risquer à supposer que les numéros quatre et quatorze sont l'ouvre de notre ami. Seulement, il se sera dépêché, ou bien quelqu'un l'aura effrayé, l'aura empêché de mener à bout sa besogne favorite.

Le praticien esquissa un rictus, les dents serrées sur le tuyau de sa pipe.

Anissi se reporta au registre. Tout collait parfaitement : la numéro quatre, c'était la mendiante, Maria la Bigle, ramassée passage des Trois-Saints ; la quatorze, c'était la prostituée Zotova trouvée rue Svi-nine. Celles-là mêmes dont le grand maître de la police avait parlé.

Ijitsyne, en homme intrépide qu'il était, ne voulut pas se contenter des dires de l'expert, et, pour une raison mystérieuse, entreprit de revérifier par lui-

1. Héroïne d'un conte populaire russe.

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même. Plongeant le nez, ou peu s'en faut, dans les plaies béantes des cadavres, il se lança dans une série de questions tatillonnes. Anissi, jaloux d'un tel sang-froid, se sentit honteux de sa propre inutilité, mais fut incapable de trouver de quoi s'occuper.

Il ressortit au grand air et tomba sur les fossoyeurs qui attendaient dehors en fumant une cigarette.

- Eh quoi, panytch, on n'a pas creusé pour rien, au moins ? demanda Pakhomenko. Ou bien va-t-il falloir s'y remettre ?

- Et où encore ? répondit Anissi sans se faire prier. On les a déjà toutes exhumées. C'est même bizarre. Dans tout Moscou, et en l'espace de trois mois, on n'a pas assassiné plus d'une dizaine de filles. Et les journaux qui écrivent que la ville est dangereuse !

- Peuh, une dizaine ! s'esclaffa le gardien. Tu parles ! Seulement celles-là que sont point anodines. Les autres qu'on nous amène, les anodines, celles qu'ont point de nom, on les entasse dans les tranchées.

Anissi tressaillit, brusquement ranimé :

- Quelles tranchées ?

- Mais comment ? s'étonna Pakhomenko. C'est-il que monsieur le docteur t'a pas montré ? Viens-t'en donc avec moi, tu vas mirer la chose.

Il entraîna Anissi tout au fond du cimetière et lui désigna une longue fosse saupoudrée d'une légère couche de terre.

- Celle-ci, c'est celle d'avril. On n'en est qu'au début. Et voilà celle de mars, qu'est déjà recouverte. (Il indiquait un monticule de forme oblongue.) Et là-bas, tiens, celles de février, et puis de janvier. Avant ça, je peux pas dire, vu que je bourrinais

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point encore ici. J'ai pris mon service que le jour des Rois, juste comme je revenais de pèlerinage au monastère d'Optino. Avant moi, c'était un certain Kouzma qu'était là. Pour lors, un gars que j'ai point connu. Le Kouzma en question, au jour de la Noël, il a rompu le jeûne en lichant une ou deux fillettes, l'est allé bourdir dans une tombe qu'était ouverte et s'y a cassé le cou. Voilà bien la mort que le Seigneur lui a servie. Créature de Dieu, tu gardais les tombes, de la tombe reçois ton trépas ! Il aime à nous jouer des niches, à nous autres, gens des charniers, le Seigneur, je veux dire. C'est que nous sommes un peu comme Ses concierges, pour ainsi dire. Tiens, notre Tichka, le fossoyeur, au jour de la mi-carême...

Oubliant d'un coup le froid, et l'humidité qui lui transperçait les bottes, Anissi interrompit le bavard :

- Eh quoi, on en enterre beaucoup, des anonymes, dans ces tranchées ?

- Dame, oui ! Rien que le mois dernier, quasiment une douzaine, peut-être même davantage. Des gens sans nom, il en court bien autant que de chiens sans collier. On les mènerait à l'équarrissage que personne s'en soucierait autrement. Quand on a perdu son nom, on n'est, comme qui dirait, plus guère un être humain.

- Et est-il arrivé qu'il s'en trouve parmi ceux-là qui soient fortement amochés ?

Le bon visage du gardien esquissa une grimace chagrine :

- Qui irait les examiner, les malheureux ? Encore bien beau si le sacristain de Saint-Jean-le-Guerrier rabâche une prière, quand ce n'est pas moi, pécheur que je suis, qui leur chante un psaume. Oh, les gens, les gens...