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" Attrape ça, juge d'instruction en charge des affaires sensibles, attrape ça, vétilleux personnage ! pensa Anissi avec une joie mauvaise. Pareil détail t'a échappé ! "
II ébaucha un geste à l'adresse du gardien, comme pour dire : " Excuse-moi, l'ami, le devoir m'appelle ", et s'en fut au pas de course vers le bâtiment d'administration du cimetière.
- Eh, les gars, cria-t-il de loin, il y a encore du boulot ! Empoignez pelles et pioches, et rappliquez tous ici !
Seul le jeune Linkov bondit sur ses pieds. Le brigadier Pribloudko resta assis, et les gendarmes ne se retournèrent même pas. Ils étaient fourbus, éreintés par la besogne peu familière autant qu'incongrue qu'ils avaient dû abattre ; l'individu qui courait vers eux était encore une fois étranger à leur hiérarchie, et qui plus est n'en imposait guère. Mais Tioulpanov se sentait investi d'une mission, et il força les policiers à se remuer.
Et ainsi que devait le prouver la suite, il fit bien.
Fort tard dans la soirée, et même fort tard dans la nuit, pourrait-on dire, puisqu'il était déjà près de minuit, Tioulpanov était chez son chef, rue Malaï'a Nikitskaïa (un épatant pavillon de six pièces, avec poêles de faïence hollandais, éclairage électrique et téléphone), occupé à dîner et à se réchauffer d'un bon grog.
Le grog en question était un singulier mélange d'alcool japonais appelé saké, de vin rouge et de jus de pruneau, préparé selon une recette de Massahiro Shibata, ou plus brièvement Massa, le domestique
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oriental de Fandorine. Au demeurant, le Japonais n'avait d'un domestique ni le langage ni les manières. Il se comportait avec Eraste Pétrovitch sans aucune cérémonie et ne semblait nullement tenir Anissi pour une personne importante. Celui-ci prenait régulièrement auprès de lui des cours de gymnastique et essuyait de la part de ce maître sévère maintes vexations, railleries et même dérouillées déguisées en leçons de boxe nipponne. Anissi avait eu beau déployer des trésors d'ingéniosité pour tenter de se soustraire à l'enseignement de l'odieuse philosophie métèque, on ne discutait pas avec le chef. Dès lors qu'Eraste Pétrovitch avait donné l'ordre de maîtriser les rudiments du jiu-jitsu, il y avait intérêt à se décarcasser pour y parvenir. Malheureusement, Tioulpanov se révélait un bien piètre sportsman, et semblait beaucoup mieux réussir dans le domaine du décarcassage.
- To fais cent Sessions saque matin ? demanda Massa d'un air terrible, quand Anissi se fut quelque peu restauré et réconforté d'une tasse de grog. To flappes pom dé ma sur balle fel ? Monté lé pom dé ma !
Tioulpanov cacha ses mains derrière son dos, car en frapper les paumes jusqu'à mille fois par jour sur une canne de fer spécialement destinée à cet usage était décidément au-dessus ses forces, et qui plus est, savez-vous, beaucoup trop douloureux. Aucune callosité ne s'était encore formée dessus, et Massa en ressentait une vive irritation contre son élève, qu'il accablait régulièrement d'injures.
- Vous avez terminé de manger ? Alors vous pouvez à présent rendre compte de votre affaire à Eraste Pétrovitch, déclara Angelina avant de débarrasser la
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table, pour n'y laisser que les tasses et le pot en argent rempli de grog.
Angelina était belle, un vrai régal pour les yeux : une chevelure châtain clair nouée en une tresse opulente qui, rassemblée sur la nuque, formait un appétissant craquelin ; un teint blanc et pur ; de grands yeux gris au regard sérieux, qui semblaient répandre une sorte de lumière sur le monde alentour. Une femme singulière ; il était bien rare d'en croiser de semblable. Ce n'était pas un Tioulpanov, un maigrichon aux oreilles en feuilles de chou, qui risquait un jour d'attirer le regard d'une aussi céleste créature. Eraste Pétrovitch était un cavalier merveilleux sous tous rapports, et les femmes l'aimaient. Depuis trois ans que Tioulpanov lui servait d'assistant, plusieurs objets de passion, plus ravissants les uns que les autres, avaient régné quelque temps dans le pavillon de la rue Malaïa Nikitskaïa puis s'étaient évaporés, mais d'aussi simple, d'aussi limpide, d'aussi lumineux qu'Angelina, on n'en avait encore jamais vu. Comme il eût été bon qu'elle restât ici un peu plus longtemps ! Et meilleur encore : qu'elle s'y établît pour toujours.
- Je vous remercie, Angelina Samsonovna, dit Anissi en accompagnant du regard sa haute silhouette faite au tour.
Une reine ! parole, une reine ! même si elle n'était que de simple condition bourgeoise. D'ailleurs on ne rencontrait jamais chez le chef que des reines ou des princesses. A quoi bon s'étonner : l'homme était ainsi.
Angelina Kracheninnikova avait fait son apparition rue Malaïa Nikitskaïa un an plus tôt. Eraste Pétrovitch l'avait aidée, la pauvrette, à se tirer de
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certaine affaire difficile, et elle s'était attachée à lui. Sans doute avait-elle voulu le remercier à la mesure de ses moyens, or elle n'avait rien à offrir que son amour. A présent on ne concevait même plus très bien comment on s'était passé d'elle jusque-là. La garçonnière du conseiller de collège était devenue un logis confortable, douillet, chaleureux. Anissi aimait déjà y venir auparavant, alors vous parlez maintenant ! Et le chef, en présence d'Angelina, se faisait, pour ainsi dire, plus débonnaire, plus simple. Pour son assistant, c'était tout bénéfice.
- Bien, Tioulpanov. Vous voilà repu, et même un peu gris, à p-présent racontez-moi ce que vous avez déterré là-bas avec Ijitsyne.
Eraste Pétrovitch, contrairement à son habitude, affichait un air gêné. " II a mauvaise conscience, comprit Tioulpanov, il se sent honteux de ne pas être allé à l'exhumation, de m'y avoir envoyé à sa place. " Eh quoi ! Anissi n'éprouvait, lui, que de la joie d'avoir su pour une fois se rendre utile et d'avoir épargné à son chef adoré d'inutiles émotions.
Car, il faut bien le dire, le chef l'avait comblé de bienfaits. Il se trouvait grâce à lui pourvu d'un appartement de fonction, d'un traitement honorable et d'un travail passionnant. La plus grande dette dont il lui était redevable, dont jamais il ne pourrait s'acquitter, se rapportait à sa sour Sonia, une malheureuse idiote. Anissi avait désormais l'âme quiète pour tout ce qui la concernait, car lorsque lui-même allait prendre son service, Sonia était encore soignée, cajolée et nourrie. Palacha, la femme de chambre de Fandorine, l'avait prise en affection et la choyait. Elle vivait désormais chez les Tioulpanov. Elle passait chaque jour aider Angelina
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au ménage durant une heure ou deux, puis s'en retournait aussitôt retrouver Sonia, Tioulpanov ayant pris ses quartiers littéralement à deux pas, rue des Grenades.
Anissi entama ainsi son rapport, d'un ton tranquille, en commençant par les faits les plus éloignés :
- Igor Willemovitch a relevé sur deux défuntes des signes évidents de mutilations post mortem. La mendiante Maria la Bigle, décédée le 11 février dans des circonstances non éclaircies, a eu la gorge tranchée, la cavité abdominale incisée, et il manque un rein. Alexandra Zotova, demoiselle de mours légères, assassinée le 5 février - selon toute hypothèse par son souteneur, un certain Dzapoev-, a elle aussi été égorgée ; la matrice a été extirpée. Une autre encore, une Tsigane nommée Marfa Jemt-choujnikova, tuée le 10 mars on ne sait toujours pas par qui, pose problème : la gorge est intacte, le ventre a été fendu en croix, mais tous les organes sont en place.
A ce moment Anissi détourna machinalement la tête et se sentit envahi d'une immense confusion. Angelina se tenait dans l'encadrement de la porte, une main serrée contre sa haute poitrine, et le regardait, les yeux écarquillés d'effroi.
- Seigneur ! s'exclama-t-elle en se signant. Que dites-vous là, Anissi Pitirimovitch, quelles horreurs nous racontez-vous ?
Le chef se retourna, mécontent :
- Angelina, va dans ta chambre. Ceci n'est pas destiné à t-tes oreilles. Nous travaillons, Tioulpanov et moi.