Mais en vain tout cela. Les tranchées plus anciennes ne révélèrent rien d'autre qui pût servir à l'enquête.
Zakharov observa d'un ton fielleux :
- Mauvaise tête ne laisse point jambes en paix, et s'il ne s'agissait que des vôtres, Tioulpanov ! Vous ne craignez pas que vos gendarmes ne vous flanquent par hasard un coup de pioche sur le crâne ? Quant à moi je rédigerai un rapport en bonne et due forme : le secrétaire de gouvernement Tioulpanov a trépassé sans l'aide de personne ; il a trébuché et sa mauvaise tête a heurté une pierre. Et Groumov en témoignera. On en a plein le dos de votre viande faisandée. Pas vrai, Groumov ?
Le souffreteux assistant esquissa un rictus qui découvrit des dents jaunes et essuya son front bosselé, d'un gant maculé de sanie.
- Igor Willemovitch plaisante, crut-il bon d'expliquer.
Mais c'était sans grande importance : le médecin était un cynique, un butor. Le plus vexant avait été de devoir subir le persiflage du déplaisant Ijitsyne.
Le juge en charge des affaires sensibles avait débarqué au cimetière au moment où le jour peignait,
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ayant eu vent, par un biais mystérieux, des recherches tioulpanoviennes. Il s'était d'abord montré inquiet que l'enquête progressât sans son concours, puis s'était rassuré et avait recouvré sa bonne humeur.
" Peut-être Fandorine et vous avez-vous encore en réserve quelques idées géniales ? avait-il dit. Souhaitez-vous continuer à fouiller dans vos fosses à purin, pendant que je mène l'enquête ? "
Et il s'en était allé, âme vile et mesquine, dans un ricanement victorieux.
Au bout du compte, Tioulpanov revint rue Malaïa Nikitskaïa les mains vides.
Il gravit le perron avec indolence et actionna le timbre électrique.
Ce fut Massa qui lui ouvrit. En tenue de gymnastique à ceinture noire, un bandeau noué autour du front, orné d'un hiéroglyphe signifiant " zèle et application ".
- Bonjoul, Tiouli-san. Toi et moi faile rensiu.
De quel rensiu peut-il être question quand vous tombez déjà de fatigue et de désarroi ? Anissi tenta de biaiser.
- J'ai un rapport urgent à faire au chef, répondit-il. Mais Massa n'était pas de ceux qu'on roule dans
la farine. Il pointa le doigt sur les oreilles décollées de Tioulpanov et déclara d'un ton sans appel :
- Quand tu as lappol ulgent, tu as yeux tlès glos et oleilles louges, et là tes yeux sont petits et oleilles tout blanses. Enlève manteau, enlève bottes, enfile pantalon et vessète. Nous allons coulil et cher.
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II arrivait qu'Angelina intervînt en faveur d'Anissi - elle seule, du reste, était capable de l'emporter sur ce démon de Japonais -, mais la belle dame aux yeux clairs n'apparut pas cette fois-ci, et le tyran contraignit le pauvre Tioulpanov à passer une tenue de gymnastique sans quitter le vestibule.
Ils sortirent dans la cour. Sautillant frileusement d'un pied sur l'autre - Dieu que la terre était froide -, Anissi agita les bras, hurla " O-osu ! " pour affermir son prana, puis la séance d'humiliation commença. Massa lui sauta sur les épaules et lui ordonna de courir en rond. Le Japonais était certes de petite taille, mais il était trapu et solidement bâti, et ne pesait pas moins de cent quarante livres. Tioulpanov décrivit tant bien que mal deux tours complets avant de sentir ses jambes le trahir. Cependant son tortionnaire lui répétait à l'oreille :
- Gaman ! Gaman !
Son mot préféré. Il signifiait " patience ".
Anissi eut assez de gaman pour effectuer encore la moitié d'un tour de cour, après quoi il s'effondra. Non sans arrière-pensée cependant : juste devant une grande mare de boue, de manière que l'odieux idolâtre volât par-dessus lui et prît un bain. Massa vola bel et bien par-dessus ses épaules mais n'alla nullement s'étaler dans la boue. Il n'y trempa que les mains. Rebondissant sur ses doigts, il exécuta un improbable saut périlleux et atterrit sur ses deux pieds de l'autre côté de l'aquatique obstacle.
Il secoua sa tête ronde d'un air désespéré et enfin renonça :
- Tlès bien, va te laver.
Anissi s'éclipsa comme emporté par le vent.
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Fandorine écouta le compte rendu de son assistant (qui s'était entre-temps décrassé, changé et repeigné) dans son bureau, aux murs tapissés de gravures japonaises, de panoplies diverses et d'appareils de gymnastique. Bien que midi fût passé, le fonctionnaire était encore en robe de chambre. Loin de l'affliger, l'absence de résultat parut plutôt le réjouir. En tout cas, il n'exprima aucune surprise particulière.
Quand Tioulpanov eut achevé, Eraste Pétrovitch fit quelques pas dans la pièce en tripotant son cher chapelet de jade et prononça une phrase qu'Anissi ne pouvait jamais entendre sans éprouver un délicieux pincement au cour.
- Fort bien, raisonnons un peu, v-voulez-vous. Le chef fit claquer un des grains de pierre verte,
puis imprima une ou deux oscillations aux glands qui lestaient sa ceinture.
- N'allez pas croire que votre promenade au cimetière ait été inutile, dit-il pour commencer.
Certes, d'un côté pareille sentence était consolatrice, mais d'un autre le terme de " promenade " appliqué aux épreuves du matin paraissait à Anissi légèrement inapproprié.
- La rigueur exigeait qu'on s'assurât qu'aucun autre cas d'éventration n'était observable avant novembre. L'information que vous m'avez communiquée hier, selon laquelle on avait trouvé deux cadavres sérieusement mutilés dans la fosse commune de décembre, et un dans celle de novembre, m'a fait douter au début de la version postulant la présence de l'Eventreur à Moscou.
Tioulpanov acquiesça de la tête, car il avait été la veille instruit dans les moindres détails de la sanglante histoire de l'assassin britannique.
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- Aujourd'hui, cependant, après avoir r-réexaminé mes notes londoniennes, je suis arrivé à la conclusion qu'il ne convient nullement de renoncer à cette hypothèse. Aimeriez-vous savoir pourquoi ?
Tioulpanov opina à nouveau, sachant fort bien que son rôle, à ce moment, se bornait à se taire et à ne pas intervenir.
- Très volontiers !
Le chef ramassa son bloc-notes posé sur la table.
- Le dernier meurtre imputable au fameux Jack a été commis le 20 décembre, dans Poplar High Street. A cette date, notre Eventreur moscovite fournissait déjà grandement la Maison-Dieu de sa production de cauchemar, ce qui semble exclure que les deux assassins, russe et anglais, puissent être réduits à une seule et même personne. Toutefois la prostituée Rosé Mylett tuée ce jour-là n'a pas eu la gorge tranchée, et de manière générale ne présentait aucune trace du divertissement macabre auquel Jack a coutume de se livrer. La police a conclu que le meurtrier avait dû être dérangé dans sa besogne par des passants tardifs. Quant à moi, à la lumière de la découverte d'hier, je suis prêt à affirmer que l'Eventreur n'a absolument rien à voir avec ce meurtre. Il est possible que cette Rosé Mylett ait été tuée par quelqu'un d'autre, et que l'hystérie collective qui s'était emparée de Londres à la suite du précédent crime ait conduit à attribuer ce nouvel assassinat de prostituée au même maniaque. Passons à présent au crime antérieur, survenu le 9 novembre.
Fandorine tourna une page de son carnet.
- Il est l'ouvre de Jack, cette fois-ci sans doute possible. La prostituée Mary Jane Kelly a été retrouvée chez elle, dans une petite chambre de Dorset
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Street, où elle recevait ordinairement ses clients. Gorge tranchée, seins coupés, tissus adipeux prélevés sur les cuisses, viscères soigneusement disposés sur le lit, estomac ouvert... Il existe une hypothèse selon laquelle l'assassin en aurait mangé le contenu. Anissi sentit à nouveau monter la nausée, comme quelques heures plus tôt au cimetière.