- Sur la tempe, la même sanglante empreinte de lèvres que la demoiselle Andréitchkina nous a fait connaître...
Eraste Pétrovitch interrompit ici ses raisonnements, car Angelina venait d'entrer dans la pièce : robe grise insignifiante, châle noir, quelques mèches châtaines retombant sur son front, visiblement détachées par le vent fraîchissant. L'amie du chef s'habillait de diverses manières. Il arrivait que ce fût en grande dame, mais elle préférait en général les toilettes simples, typiquement russes, comme celle de ce jour-là.
- Vous travaillez ? Je vous dérange ? demanda-t-elle avec un sourire las.
Tioulpanov se leva d'un bond et s'empressa de répondre avant le chef :
- Que dites-vous, Angelina Samsonovna ? Nous sommes au contraire très heureux...
- Oui, oui, acquiesça Fandorine. Tu reviens de l'hôpital ?
La belle créature ôta le châle de ses épaules et répingla les cheveux rebelles.
- C'était très intéressant aujourd'hui. Le docteur Blum nous a appris à ouvrir les furoncles. En fait, ça n'a rien de difficile.
Anissi savait qu'Angelina, âme pure qu'elle était, se rendait régulièrement à la clinique Strobinder,
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sise rue Mamonov, pour soulager les malades de leurs souffrances. Au début elle leur apportait des friandises, leur lisait la Bible, puis elle avait trouvé que ce n'était pas assez. Désirant se rendre vraiment utile, elle avait voulu apprendre le métier d'infirmière. Eraste Pétrovitch avait bien cherché à l'en dissuader, mais Angelina avait eu le dernier mot.
Une sainte femme, la Russie tout entière ne tenait bon que grâce à des femmes de cette trempe : toutes prière, aide au prochain et cour aimant. On aurait pu dire qu'elle vivait dans le péché, mais la souillure n'avait pas prise sur elle. Et puis ce n'était pas sa faute si on lui avait assigné le rôle de maîtresse et non d'épouse, s'emporta à nouveau Anissi, pour la énièrne fois furieux contre son chef.
Fandorine fronça les sourcils :
- Tu as ouvert des f-furoncles ?
- Oui, répondit-elle avec un sourire radieux. A deux vieilles mendiantes. On est aujourd'hui mercredi, rappelez-vous, jour de consultation gratuite. Ne vous inquiétez pas, Eraste Pétrovitch, je m'en suis très bien tirée et le docteur m'a félicitée. Et ensuite j'ai lu à ces deux vieilles le Livre de Job, pour fortifier leur cour.
- Tu aurais mieux fait de leur donner de l'argent, déclara Eraste Pétrovitch d'un ton agacé. Elles n'ont besoin ni de ton livre ni de ta sollicitude.
Angelina répliqua :
- Je leur ai donné de l'argent, cinquante kopecks à chacune. Quant à ma sollicitude, j'ai besoin de la témoigner, c'est vrai, plus qu'elles d'en être l'objet. Je suis si terriblement heureuse de vivre avec vous, Eraste Pétrovitch ! J'en ai mauvaise conscience. Le bonheur, c'est bien, mais c'est un péché, quand on
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nage dans le bonheur, que d'oublier les malheureux. Il faut les secourir, être attentif à leurs maux et toujours nous rappeler que notre bonheur est un don de Dieu, et que rares sont les personnes sur cette terre à en connaître le bénéfice. Pourquoi croyez-vous que tant de mendiants et d'infirmes se pressent aux abords des palais et des belles demeures ?
- Ce n'est guère difficile à deviner : parce qu'on y donne d-davantage.
- Non, les pauvres donnent plus que les riches. C'est le Seigneur qui, de la sorte, impose aux gens heureux le spectacle du malheur : " Souvenez-vous que ce monde est empli de misère, et vous-même ne jurez pas de n'y jamais tomber. "
Eraste Pétrovitch poussa un soupir et renonça à répondre à sa maîtresse. Visiblement, il se trouvait à court d'arguments. Il se tourna vers Anissi et agita son chapelet.
- P-poursuivons. Ainsi, j'en déduis que le dernier crime commis en Angleterre par Jack l'Eventreur est le meurtre de Mary Jane Kelly, survenu le 9 novembre, et que notre homme n'est pas impliqué dans l'affaire du 20 décembre. Le 9 novembre, pour le calendrier russe, ce n'est encore que la fin d'octobre, en sorte que l'Eventreur a eu tout le temps nécessaire pour gagner Moscou et enrichir d'une nouvelle victime de son imagination perverse la fosse commune ouverte en novembre à la Maison-Dieu. Vous êtes d'accord ?
Anissi acquiesça du menton.
- La p-probabilité est-elle grande qu'au même moment, en Europe, apparaissent deux maniaques qui agiraient suivant des scénarios parfaitement identiques, coïncidant jusque dans les moindres détails ?
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Anissi secoua négativement la tête.
- Alors, dernière question avant de nous attaquer à l'affaire. La probabilité évoquée à l'instant par moi est-elle suffisamment faible pour que nous puissions nous concentrer entièrement sur l'hypothèse principale ?
Deux hochements affirmatifs lui répondirent, si énergiques que les célèbres oreilles tioulpanovien-nes en furent ébranlées.
Anissi retint son souffle, sachant qu'à présent un miracle allait se produire sous ses yeux : surgissant du néant, de la brume et des ténèbres, une nouvelle version allait naître, élégante et bien bâtie, avec méthode de recherche, plan d'action, et éventuellement même suspects tout désignés.
- Résumons. Jack l'Eventreur, pour une raison qui nous échappe encore, a gagné Moscou et s'est attelé très résolument à l'extermination des prostituées et autres mendiantes autochtones. Et d'un. (Pour mieux convaincre son auditoire, le chef fit claquer son chapelet.) Il est arrivé ici en novembre de l'an passé. Et de deux (clac !). Durant tous ces derniers mois, il se trouvait en ville, et s'il s'en est absenté, ce ne fut que pour une très courte période. Et de trois (clac !). Il est médecin ou bien a étudié la médecine, car il possède un instrument chirurgical, sait p-parfaitement s'en servir et a la main rompue au travail de dissection. Et de quatre.
Un dernier claquement, et le chef escamota son chapelet dans une poche de sa robe de chambre, signe que l'enquête passait désormais du stade théorique au stade pratique.
- Comme vous voyez, Tioulpanov, le problème ne s'annonce pas si compliqué.
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Anissi ne voyait pour l'instant rien du tout, aussi s'abstint-il d'acquiescer.
- Mais comment ? s'étonna Eraste Pétrovitch. Il suffit de contrôler les individus qui, au cours de la période qui nous occupe, sont arrivés d'Angleterre et se sont installés à Moscou. Et même pas tous : seulement ceux qui, d'une manière ou d'une autre, sont liés ou ont été liés à la médecine. Ça ne va pas plus loin ! Vous serez surpris d'apprendre combien le cercle de recherche est étroit.
En effet, comme c'était simple ! Moscou n'était pas Saint-Pétersbourg ; combien de médecins venant d'Angleterre avaient pu débarquer dans l'ancienne capitale au mois de novembre ?
- Par conséquent, passons au plus vite en revue les listes de voyageurs enregistrés par tous les commissariats de police ! (Anissi se leva d'un bond, prêt à se mettre à l'ouvre sur-le-champ.) Vingt-quatre demandes d'information, et le tour est joué ! C'est là, mon ami, dans les registres, que nous le démasquerons, notre tueur !
Si Angelina avait manqué le début du discours d'Eraste Pétrovitch, elle avait ensuite écouté avec beaucoup d'attention, et c'est une question fort pertinente qu'elle posa :
- Et si votre assassin, à son arrivée, s'est gardé de déclarer sa présence à la police ?
- C'est peu probable, répondit le chef. Le personnage est prudent et avisé, il demeure longtemps à la même place, il v-voyage librement à travers l'Europe. Pourquoi prendrait-il bêtement le risque d'enfreindre la loi ? Il n'est ni un terroriste ni un forçat évadé, mais un maniaque. Les maniaques dépensent toute leur violence dans la satisfaction
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de leur " idée " morbide, l'énergie leur manque pour d'autres activités. Ce sont ordinairement des gens paisibles et effacés, jamais on n'imaginerait qu'ils ont dans la tête un enfer... Mais rasseyez-vous, Tioulpanov. Il n'est besoin de courir nulle part. A quoi, selon vous, ai-je occupé ma matinée pendant que vous alliez tirer les morts par les pieds ?