Tioulpanov se sentit piqué de curiosité, mais le chef tardait à déballer le paquet.
- C'est le f-facteur qui l'a apporté ? D'où vient que l'adresse ne figure pas ?
- Non, un galçon. Lemis tlès vite et sauvé en coulant. Il faut le lattlaper ? demanda Massa, soudain inquiet.
- S'il s'est sauvé, tu ne le rat-traperas pas. L'emballage recouvrait un coffret tapissé de
velours et noué d'un ruban de satin rouge. A l'intérieur du coffret : un poudrier de laque de forme ronde. Dans le poudrier, sur un morceau de gaze, un objet jaunâtre présentant de nombreux reliefs. Anissi, au premier instant, crut voir un champignon des bois, un lactaire délicieux. Il regarda de plus près, et laissa échapper un cri. Une oreille humaine.
Une rumeur a commencé de se répandre dans Moscou.
Un loup-garou, dit-on, hanterait depuis quelque temps la ville. Qu'une femme, la nuit, mette le nez dehors, le loup-garou rapplique aussitôt. Il s'approche tout doucement, son oil rouge lance un éclair au coin d'une palissade, et là, si elle n'a pas le temps de réciter une sainte prière, c'en est fait de la pauvre chrétienne : le monstre bondit et d'abord lui plante les crocs dans
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la gorge, puis lui déchire le ventre et se repaît de ses entrailles. Et il semblerait que ce loup-garou ait déjà dévoré des tas et des tas de femmes, mais les autorités de la ville le dissimulent au peuple parce qu'elles ont peur de notre tsar très aimé.
C'est ce qu'on racontait aujourd'hui au marché aux puces de la place Soukharev.
C'est de moi qu'on parle, c'est moi le loup-garou venu les hanter. Absurde ! Les êtres comme moi ne " hantent " pas : ce sont des messagers, porteurs d'une terrible ou au contraire joyeuse nouvelle. Quant à moi, habitants de Moscou, c'est une joyeuse nouvelle que je vous apporte.
Laide cité, laides gens, je vais vous rendre belle et beaux. Je ne le puis pour tous, ne m'en tenez pas rigueur. La force me manque. Mais beaucoup, beaucoup seront élus.
Je vous aime avec toutes vos turpitudes et vos difformités. Je ne vous veux que du bien. J'ai suffisamment d'amour pour tous. Je sais voir la Beauté sous les guenilles pouilleuses, sous les croûtes suppurantes d'un corps mal lavé, sous la gratte et l'exanthème. Je suis votre sauveur, je suis votre sauveuse. Je vous suis frère et sour, père et mère, époux et épouse. Je suis femme et je suis homme. Je suis l'androgyne, ce merveilleux ancêtre de l'humanité, qui possédait les attributs des deux sexes. Plus tard les androgynes se scindèrent en deux moitiés, masculine et féminine, et ainsi naquirent les êtres humains, malheureuses créatures, éloignées de toute perfection et accablées de solitude.
Je suis la moitié qui vous manque. Rien ne m'empêchera de me réunir à ceux d'entre vous que j'aurai choisis.
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Le Seigneur m'a donné intelligence, ruse, prescience et invulnérabilité. Les obtus, les grossiers, les gris cendre cherchaient à capturer l'androgyne sans même essayer de comprendre ce que signifiaient les messages qu'il adressait au monde.
Au début ces pitoyables tentatives m'amusaient. Puis est venue l'amertume.
Peut-être le prophète trouvera-t-il bon accueil en son pays, ai-je pensé. La Russie m'appelait à grands signes, cette Russie irrationnelle, mystique, si attachée à la vraie foi, avec ses sectes de castrats, ses schismatiques s'immolant par le feu et autres moines ermites, mais, semble-t-il, c'était pour me tromper. Aujourd'hui les mêmes êtres obtus, grossiers, privés d'imagination, s'emploient à capturer le Décorateur à Moscou. Je m'amuse comme rarement, chaque nuit je me tords d'un grand rire silencieux. Personne n'assiste à ces accès de gaieté, et si quelqu'un me voyait, il conclurait à coup sûr que je n'ai pas toute ma raison. Eh quoi, s'il suffit de ne pas leur ressembler pour être fou, alors bien sûr... Mais dans ce cas, le Christ était fou lui aussi, et tous les saints et les justes, et tous les géniaux détraqués dont ils tirent tant d'orgueil.
Le jour, je ne me distingue en rien des laides, pitoyables et vaines créatures qui m'entourent. Je suis virtuose du mimétisme, rien ne pourrait leur laisser deviner que je suis d'une autre race.
Comment osent-ils négliger le don de Dieu, négliger leur propre corps ? Mon devoir, ma vocation est de les initier peu à peu à la Beauté. Je donne de la grâce à qui est disgracié. Les autres, je ne les touche pas. Leur personne n'offense pas l'image du Seigneur.
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La vie est un jeu drôle et captivant. Le chat et la souris, hide and seek. Je suis le chat et je suis la souris. I hide and I seek. Un, deux, trois, quatre, cinq, je sors vous chercher.
Si quelqu'un n'est pas caché, ce n'est pas ma faute.
Une tortue, un setter, une lionne et un lapin
5 avril, Mercredi saint, pendant la journée
Anissi demanda à Palacha de vêtir Sonia de ses habits du dimanche, et l'idiote, qui était déjà une demoiselle, s'en trouva toute réjouie, au point qu'elle se mit à piailler sans discontinuer. Pour elle, pauvre sotte, toute sortie était un événement, et aller à l'hôpital voir le " dotou " (ce qui dans le langage de Sonia signifiait " docteur ") enchantait particulièrement l'infirme. A l'hôpital, on lui parlait longuement, avec patience, on lui offrait toujours un bonbon ou bien du pain d'épice, on lui appliquait sur la poitrine un morceau de ferraille un peu froid, on lui pétrissait le ventre pour la chatouiller, on regardait dans sa bouche avec intérêt, et Sonia, elle, était heureuse de collaborer, et écartait suffisamment les mâchoires pour qu'on puisse l'examiner tout entière d'outre en outre.
Nazar Stépanytch, un cocher de leur connaissance, avait été convoqué pour le voyage. D'abord, naturellement, Sonia se montra un peu effrayée par Mouche, la paisible jument qui s'ébrouait dans un grand cliquetis de harnais, en lorgnant d'un oil injecté de sang la grosse fille mal bâtie ficelée dans
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un châle. Tel était le rituel qu'observaient Mouche et Sonia.
Le fiacre les conduisit de la rue des Grenades jusqu'à Lefortovo. Leur trajet était beaucoup plus court d'habitude, puisque le médecin qu'ils allaient consulter, le docteur Maxime Khristoforovitch, exerçait rue Rojdestvenka, à la Société de secours mutuel ; or là, rendez-vous compte ! c'était toute la ville qu'ils traversaient à la faveur de leur excursion.
On dut contourner la place Troubnaïa : elle était totalement inondée. Sitôt que le soleil pointerait son nez, la terre sécherait en un clin d'oil, mais Moscou en attendant affichait un air maussade et négligé. Immeubles gris, chaussées boueuses, petites gens emmaillotées de guenilles, pliées en deux sous le vent... Le spectacle, néanmoins, semblait plaire à Sonia. A chaque coin de rue, elle flanquait un coup de coude dans les côtes de son frère - " Nissi, Nissi !" - et lui désignait, doigt tendu, une colonie de freux perchés dans un arbre, la citerne d'un porteur d'eau, ou bien quelque ouvrier pris de boisson. Le seul ennui était qu'elle l'empêchait de réfléchir. Or des sujets de réflexion, il en avait, et même beaucoup, depuis l'oreille coupée, dont le chef s'était personnellement chargé, jusqu'à sa propre mission qui s'annonçait assez délicate.
L'hospice Notre-Dame-de-la-consolation de la communauté Saint-Alexandre, institution vouée au traitement des maladies mentales et nerveuses ainsi que des cas de paralysie, était installé place de l'Hôpital, de l'autre côté de la laouza. Tioulpanov savait que Sténitch travaillait comme infirmier sous les ordres du docteur Rozenfeld, à la cinquième section, là où étaient soignés les malades les plus agités
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et les incurables. Ce fut donc là qu'il conduisit sa sour après avoir payé cinq roubles à la caisse. Il entreprit de conter en détail au médecin les divers incidents qui émaillaient la vie de Sonia depuis quelque temps : elle se réveillait à présent en larmes au beau milieu de la nuit, avait repoussé Palacha par deux fois, ce qui n'arrivait jamais auparavant, et par-dessus le marché avait pris la soudaine manie de jouer avec un miroir qu'elle collait devant son nez pour s'y contempler durant des heures, en ouvrant tout ronds des yeux de porcelet.