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Ressemblant plus que jamais à une reine égyptienne, Amalia Kazimirovna se haussa gracieusement, sortit un objet du coffre puis se retourna. Elle tenait dans ses mains un portefeuille de velours bleu sombre.

Elle s'assit au bureau, sortit du portefeuille une grande enveloppe jaune et, de là, une feuille couverte d'une fine écriture. Au moyen d'un couteau, elle ouvrit les lettres qu'on venait de lui remettre et se mit à recopier quelque chose sur la feuille de papier. Cela ne lui prit pas plus de deux minutes. Ensuite, après avoir remis les lettres et la feuille dans le portefeuille, Béjetskaïa alluma une de ses fines cigarettes et en tira quelques longues bouffées tout en fixant pensivement un point quelque part dans l'espace.

Eraste Pétrovitch commençait à fatiguer : la main par laquelle il se tenait au lierre était engourdie, la crosse de son coït lui rentrait douloureusement dans le flanc et ses pieds tordus dans une position inconfortable commençaient à le faire souffrir. Il ne tiendrait pas longtemps dans cette posture.

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Finalement, Cléopâtre écrasa sa cigarette, se leva et s'éloigna dans le coin le plus reculé et le plus mal éclairé de la pièce, où elle ouvrit une porte basse, qu'elle referma derrière elle. Un bruit d'eau ruisselante se fit alors entendre. De toute évidence, c'était là que se trouvait la salle de bains.

Sur le bureau, le portefeuille bleu semblait tendre les bras. Or, comme chacun le sait, les femmes accordent beaucoup de temps à leur toilette du soir... Fan-dorine poussa le battant de la fenêtre, posa un genou sur le rebord et, en deux temps trois mouvements, se retrouva dans la chambre. Jetant de temps à autre des regards en direction de la salle de bains, où l'eau continuait à couler régulièrement, il entreprit de vider le portefeuille.

A l'intérieur se trouvait un gros paquet de lettres ainsi que l'enveloppe jaune précédemment mentionnée. Sur l'enveloppe était inscrite une adresse :

Eh bien, ce n'était déjà pas si mal. Eraste Pétrovitch découvrit également des feuilles comportant des tableaux dont les cases étaient remplies en anglais de l'écriture penchée qu'il connaissait bien. Dans la première colonne figurait un numéro, dans la seconde un nom de pays, dans la troisième un titre ou une fonction, dans la quatrième une date, dans la cinquième une date également - différentes dates du mois de juin allant en ordre croissant. Par exemple,

1. En français dans le texte.

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les trois derniers tableaux, qui d'après l'encre venaient juste d'être remplis, se présentaient comme suit :

N° 1053F Brésil chef de la garde personnelle de l'empereur expédié le 30 mai reçu le 28 juin 1876

N° 852F Etats-Unis d'Amérique du Nord vice-président de la com- expédié le 1 0 juin reçu le 28 juin 1876

mission sénatoriale

N° 354F Allemagne président du tribunal de district expédié le 25 juin reçu le 28 juin

Stop ! Les lettres arrivées le jour même à l'hôtel, au nom de miss Olsen, venaient de Rio de Janeiro, Washington et Stuttgart. Eraste Pétrovitch fouilla dans le paquet de lettres et en sortit celle expédiée du Brésil. A l'intérieur de l'enveloppe se trouvait un message sans signature ni mention du destinataire, une ligne en tout et pour tout :

30 mai/,

J\T J053&.

Ainsi, pour quelque mystérieuse raison, Béjetskaïa recopiait-elle le contenu des lettres qu'elle recevait sur des fiches, qu'elle envoyait ensuite à Pétersbourg à un certain monsieur Nicolas Croog ou plutôt mister Nicholas Croog. Dans quel but? Pourquoi à

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Pétersbourg ? Et, plus généralement, que signifiait tout cela ?

Les questions se bousculaient, s'empilaient les unes sur les autres, sans qu'il soit possible d'y répondre pour le moment : dans la salle de bains l'eau venait de s'arrêter de couler. Fandorine fourra à la hâte papiers et lettres dans le portefeuille mais n'eut pas le temps de décamper. Une fine silhouette blanche se tenait, figée, dans l'embrasure de la porte.

Eraste Pétrovitch extirpa son revolver de sous sa ceinture et ordonna dans un murmure sifflant :

- Madame Béjetskaïa, un cri et je vous abats ! Venez ici et asseyez-vous ! Et plus vite que ça !

Elle s'approcha en silence, l'observant avec fascination de ses yeux insondables aux reflets scintillants. Puis elle s'assit au bureau.

- Comment, vous ne m'attendiez pas ? interrogea Eraste Pétrovitch avec sarcasme. Me preniez-vous pour un imbécile ?

Amalia Kazimirovna se taisait. Son regard était attentif et légèrement étonné, comme si elle voyait Fandorine pour la première fois.

- Que signifient ces listes ? demanda ce dernier en agitant son coït. Que vient faire ici le Brésil ? Qui se cache derrière les numéros ? Allez, répondez !

- On a mûri, fit soudainement Béjetskaïa d'un ton calme et songeur. On est devenu un homme, à ce qu'il paraît.

Elle laissa tomber sa main, et son déshabillé glissa, découvrant une épaule ronde, si blanche qu'Eraste Pétrovitch dut en avaler sa salive.

- Petit imbécile audacieux et batailleur, dit-elle de la même voix basse, en le regardant droit dans les yeux. Et très, très mignon.

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- Si vous songez à me séduire, vous perdez votre temps, balbutia-t-il en rougissant. Je suis loin d'être aussi idiot que vous l'imaginez.

Amalia Kazimirovna répliqua tristement :

- Vous êtes un malheureux petit garçon qui ne comprend même pas dans quoi il s'est fourré. Un malheureux et très joli petit garçon. Et moi, maintenant, je ne peux plus rien pour vous sauver...

- Vous feriez bien de commencer par penser à votre propre salut !

Eraste Pétrovitch s'efforçait de ne pas regarder la maudite épaule qui se dénudait de plus en plus. Comment pouvait-on avoir une peau aussi resplendissante, blanche comme le lait ou la neige ?

Béjetskaïa se leva brusquement, et il recula d'un bond, son arme tendue devant lui.

- Restez assise !

- N'ayez pas peur, petit idiot. Comme vous avez les joues rouges. On peut toucher ?

Elle tendit la main et effleura ses joues de ses doigts graciles.

- Vous êtes brûlant... Que vais-je donc faire de vous?

Son autre main reposait tendrement sur celle de Fandorine qui tenait le revolver. Ses yeux mats et fixes étaient si près que le jeune homme vit deux petites lampes rosés s'y refléter. Une étrange passivité s'empara de lui, et il se rappela les paroles d'Hippo-lyte à propos du papillon, mais il se les rappela avec un certain détachement, comme si cette mise en garde ne le concernait pas.

Et voici ce qui se passa ensuite. De sa main gauche, Béjetskaïa écarta le coït tandis que, de la droite, elle attrapait Eraste Pétrovitch par le col et le tirait à elle

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en lui assenant un coup de tête dans le nez. La douleur fulgurante aveugla Fandorine, qui n'aurait de toute façon rien vu car la lampe avait volé par terre avec fracas, plongeant la pièce dans la nuit la plus noire. Au second choc - un coup de genou dans le bas-ventre - le jeune homme se plia en deux, ses doigts se serrèrent convulsivement, et un éclair illumina la pièce alors que retentissait un coup de feu. Amalia aspira désespérément une bouffée d'air, émit un son entre le sanglot et le cri, puis plus personne ne frappa Eraste Pétrovitch, personne ne lui serra plus le poignet. Le bruit d'un corps qui tombe résonna. Ses oreilles tintaient, deux filets de sang coulaient le long de son menton, des larmes ruisselaient de ses yeux, et il avait à ce point mal au bas-ventre qu'il n'avait qu'une seule envie : se rouler en boule et attendre en poussant des grognements que l'insupportable douleur passe. Mais il n'y avait pas de temps pour tout ça - un vacarme de voix et de bruits de pas montait déjà d'en bas.