- Qui connaît la peine comprend encore mieux celle qui afflige son prochain, répondit jésuitique-ment Anissi. Qu'est-ce qui vous tourmente ? Parlez, vous pouvez vous fier à moi. Nous sommes des étrangers l'un pour l'autre, je ne sais même pas votre nom, ni vous le mien. Nous allons parler un moment, puis nous ne nous reverrons plus. Quel péché avez-vous sur la conscience ?
Il se prit à rêver l'espace d'un instant : l'autre allait tomber à genoux, fondre en sanglots. " Brave homme, dirait-il, pardonne-moi, je suis maudit, je porte un péché sanglant qui m'écrase, j'éventre les femmes à coups de scalpel. " Et terminé, affaire bouclée, une récompense pour Tioulpanov de la part des autorités, et surtout une parole louangeuse de la part du chef.
Mais non, Sténitch ne se jeta pas à ses pieds et prononça un tout autre discours :
- L'orgueil. Je me suis épuisé toute ma vie à le combattre. C'est pour le vaincre que je me suis procuré un poste ici, un travail sale et pénible. Je ramasse les immondices derrière les fous, je ne répugne à aucune tâche. Humiliation et résignation, voilà le meilleur remède contre l'orgueil.
- Ainsi, c'est à cause de votre orgueil qu'on vous a exclu de l'université ? demanda Anissi, incapable de dissimuler son désappointement.
- Comment ? Ah, l'université ! Non, c'est là une autre histoire... Mais tenez, je vais vous la raconter. Ne serait-ce que pour me mortifier encore.
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L'infirmier s'était brusquement empourpré, le rouge mondant son visage jusqu'à la racine des cheveux.
- J'avais autrefois un autre vice, assez envahissant. Celui de la luxure. J'ai réussi à le vaincre, la vie m'y a aidé. Mais dans ma jeunesse je menais une existence dépravée, poussé moins par l'appétit des sens que par la curiosité. C'est encore plus abject, non, de céder au vice par simple curiosité ?
Anissi ne savait que répondre à pareille question, mais cette histoire de vice était intéressante. Et si, de la luxure, le fil conduisait jusqu'au meurtre ?
- Je ne crois pas que la recherche de la volupté soit un bien grand péché, dit-il enfin. Il y a péché quand notre prochain doit pâtir de nos actes. Mais qui se trouverait mal d'un excès de sensualité, dès lors bien sûr qu'il n'est fait de violence à personne ?
Sténitch esquissa un simple hochement de tête.
- Eh ! vous êtes jeune encore, monsieur. Vous n'avez jamais entendu parler des " amis de Sade " ? Mais non, comment auriez-vous pu, vous étiez alors, sans doute, encore au lycée. Ce mois d'avril, sept ans exactement se seront écoulés... Mais il est vrai que bien peu de personnes, à Moscou, sont au courant de cette affaire. Elle a fait un peu de bruit, à l'époque, dans les milieux médicaux, mais ces milieux-là ne laissent rien filtrer : l'esprit de corps, vous comprenez. On lave son linge sale en famille. Certes, moi, j'ai été rejeté...
- De quels amis parlez-vous ? Des amis des chats... ? demanda Anissi d'un air faussement naïf, se rappelant le motif d'exclusion : pour " immoralité ".
Son interlocuteur éclata d'un rire déplaisant.
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- Pas tout à fait. Nous étions une quinzaine de vauriens. Tous étudiants en médecine, parmi lesquels deux filles. On vivait alors des temps sombres et rudes. C'était l'année où le tsar émancipateur trouva la mort dans un attentat à la bombe perpétré par des nihilistes. Nous aussi, nous étions nihilistes, mais en marge de la politique. S'il avait été question de politique, à l'époque on nous eût condamnés au bagne, ou à un sort bien pire encore. Alors que là, on se contenta d'expédier le meneur du groupe, un nommé Sotski, dans une compagnie de discipline. Sans jugement, sans scandale, par décret ministériel. Quant aux autres, certains furent transférés dans des sections à vocation non strictement médicale - pharmacie, chimie, anatomopathologie -, pour autant qu'ils étaient estimés indignes désormais de porter le noble titre de médecin. Et ceux qui, comme moi, ne bénéficiaient pas de hautes protections se trouvèrent simplement virés.
- N'était-ce pas un peu sévère ? intervint Tioulpa-nov avec un soupir compatissant. Qu'aviez-vous donc commis de si grave ?
- Aujourd'hui je suis enclin à penser que non. Que c'était finalement justice... Vous savez, il arrive que les très jeunes gens qui ont choisi de s'engager dans des études de médecine sombrent parfois dans un certain cynisme. L'idée s'enracine en eux que l'être humain n'est nullement une image de Dieu, mais une machine constituée d'articulations, d'os, de nerfs et autres éléments. Les étudiants de première année tiennent pour acte de bravoure de déjeuner à la morgue, en posant la bouteille de bière sur le ventre d'un macchabée à peine recousu. Il est des plaisanteries de plus mauvais goût encore, je
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vous en fais grâce, c'est un sujet répugnant. Mais toutes ces frasques sont monnaie courante, nous avons fait preuve, quant à nous, de bien plus d'originalité. Quelques-uns parmi nous étaient aux as, en sorte que le moyen s'offrait de faire beaucoup mieux. Très vite, la simple débauche ne nous a plus suffi. Notre mentor, le défunt Sotski, avait de l'imagination à revendre. Il n'est jamais revenu des bataillons disciplinaires, il y a laissé la peau, autrement il fût allé lom. Nous goûtions particulièrement les divertissements sadiques. On louait les services d'une prostituée la plus moche possible, on la payait vingt-cinq billets, et chacun de la malmener à sa guise. Jusqu'à l'excès... Un jour, dans un bordel minable où nous avions trop bu, une vieille putain prête à tout pour trois malheureux roubles est morte sous les tortures que nous lui avons infligées... L'affaire fut étouffée et ne remonta jamais jusqu'aux tribunaux. Tout fut réglé discrètement, sans bruit. Au début j'enrageais qu'on eût brisé ma vie : je n'étais pas riche, voyez-vous, pour payer mes études je donnais des leçons, ma pauvre mère m'envoyait ce qu'elle pouvait... Mais ensuite, des années plus tard, j'ai un jour brusquement compris que c'était mérité. Anissi fronça les sourcils :
- Comment cela : " brusquement " ?
- Comme ça, répondit Sténitch d'un ton bref et sévère. J'ai rencontré Dieu.
Il y a là quelque chose, pensa Tioulpanov. Il faut sonder encore, ainsi peut-être surgira l'" idée " dont le chef a parlé. Comment amener la conversation sur l'Angleterre ?
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- Vous avez dû être rudement ballotté par l'existence, n'est-ce pas ? Vous n'avez pas essayé de trouver le bonheur à l'étranger ?
- Le bonheur, non, je ne l'ai jamais cherché. Mais des sales histoires, oui, dans plusieurs pays. J'en ai même trouvé bien plus que ma part, le Seigneur me pardonne.
Sténitch se signa avec ferveur en se tournant vers l'image du Sauveur accrochée dans un angle de la pièce. C'est le moment que choisit Tioulpanov pour glisser d'un air innocent :
- Et êtes-vous déjà allé en Angleterre ? Moi, j'en rêve, mais visiblement je n'en aurai jamais l'occasion. Tout le monde dit que c'est un pays extrêmement civilisé.
- C'est bizarre que vous me parliez de l'Angleterre, releva le pécheur repenti en le dévisageant avec attention. Vous êtes du reste une étrange personne. Quoi que vous demandiez, vous tombez toujours juste. C'est en Angleterre, précisément, que j'ai eu la révélation de Dieu. Je menais jusqu'alors une vie indigne et humiliante de parasite, aux crochets d'un riche énergumène. Or là, j'ai pris ma décision, et du jour au lendemain j'ai changé d'existence.
- Mais vous disiez vous-même que l'humiliation était utile pour vaincre l'orgueil. Pourquoi donc avez-vous résolu de renoncer à une vie qui vous humiliait ? Il y a là quelque chose d'illogique.
Anissi désirait en savoir davantage sur le séjour anglais de Sténitch, mais il venait de commettre une grossière erreur : sa question contraignit la " tortue " à se camper sur la défensive, ce qu'il convenait à tout prix d'éviter.