La doctoresse était déjà là. Comment avait-elle fait pour arriver si vite ? Elle s'accroupit auprès de la gisante, toujours sans connaissance, lui palpa le pouls, lui plia et déplia bras et jambes :
- Vivante et intacte. Et, s'adressant à Anissi :
- Bravo pour avoir eu l'idée de tendre votre manteau.
- Qu'a-t-elle ? demanda-t-il en continuant de secouer ses mains.
- Fièvre puerpérale. Altération temporaire du jugement. C'est rare, mais cela arrive. Qu'as-tu donc ? (Elle s'adressait cette fois-ci au commis.) Tu t'es luxé l'épaule ? Fais-moi voir.
Elle l'empoigna de ses mains puissantes, tira d'un coup sec, et le commis n'eut que le temps de dire : " Ouille ! "
Une infirmière hors d'haleine demandait déjà :
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- Lizaveta Andréievna, et Ermolaeva, qu'en fait-on ?
- En chambre d'isolement. Sous trois couvertures, avec une injection de morphine. Qu'elle roupille un peu. Et attention ! qu'on ne la quitte pas des yeux !
Sur quoi elle tourna les talons, prête à s'éloigner.
- A dire vrai, j'étais venu vous voir, madame Nes-vitskaïa, lança Anissi, qui venait de se dire que le chef avait eu bien raison de refuser d'écarter l'éventualité que le coupable fût une femme : pareil cheval était capable non seulement de vous égorger d'un coup de scalpel, mais même de vous étrangler à mains nues, et très facilement.
- Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? demanda la suspecte en le dévisageant.
Le regard derrière le pince-nez était dur et nullement féminin.
- Tioulpanov, secrétaire de gouvernement. Voilà, je vous ai amené cette malheureuse infirme pour avoir votre avis sur un problème qui ne concerne que les femmes. Elle a l'air de beaucoup souffrir de ses règles. Accepteriez-vous de l'examiner ?
La Nesvitskaïa regarda Sonia, puis demanda d'un ton pratique :
- Une idiote ? Elle a une vie sexuelle ? Qui est-elle, votre maîtresse ?
- Mais que dites-vous là ! se récria Anissi, horrifié. C'est ma sour. Elle est comme ça de naissance.
- Vous pouvez payer ? A ceux qui ont les moyens, je prends deux roubles pour la consultation.
- Je les paierai avec le plus grand plaisir, ' s'empressa d'assurer Tioulpanov.
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- Si vous payez avec plaisir, pourquoi venez-vous me trouver au lieu de consulter un médecin ou un professeur ?... C'est bon, allons dans mon cabinet.
Et elle s'en fut à grandes et rapides enjambées. Anissi lui emboîta le pas, attrapant au passage sa sour par la main et l'entraînant avec lui.
En chemin, il élabora sa ligne de conduite.
Il n'y avait aucun doute sur la catégorie à laquelle appartenait le personnage : type de " lionne " classique. Méthode d'approche recommandée : paraître perdre contenance et bafouiller. Les " lionnes " s'en trouvaient toujours adoucies.
Le cabinet de la sage-femme se révéla minuscule, d'une parfaite propreté, sans rien de superflu : un fauteuil médical, une table, une chaise. Sur la table, deux brochures : Du caractère antihygiénique du costume féminin, ouvrage du professeur A. N. Soloviev, spécialiste des affections gynécologiques et obstétricales, et Cahiers de la Société de vulgarisation des applications de la science parmi les femmes instruites.
Au mur, une affiche de réclame :
COUSSINETS HYGIÉNIQUES POUR DAMES
Fabriqués à partir de ouate de cellulose parfaitement aseptique.
Serviette très confortable, avec ceinture adaptée, destinée à être portée par les dames au moment des périodes douloureuses.
Prix, d'une douzaine de coussinets : 1 r. Prix de la ceinture : de 40k. à 1 r. 50 k.
Rue Pokrovka, maison Egorov.
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Anissi poussa un soupir et commença de bredouiller :
- Si j'ai décidé de m'adresser précisément à vous, madame Nesvitskaïa, c'est que... voyez-vous, j'ai entendu dire, que vous possédiez une qualification tout ce qu'il y a de plus... supérieure pour ainsi dire... même si le titre sous lequel vous exercez demeure très en deçà des compétences et du savoir d'une aussi digne personne... Je veux dire... Je n'ai absolument rien contre le titre de sage-femme... Loin de moi l'idée de rabaisser ou, Dieu me garde, de mettre en doute... tout au contraire, je...
Le résultat semblait parfait, Anissi était même parvenu à rougir de confusion, mais la Nesvitskaïa eut ici une réaction inattendue : elle l'empoigna fermement par les épaules et le fit pivoter face à la lumière.
- Eh bien, eh bien ! cette expression du regard m'est familière. Ne serions-nous pas un monsieur de la police ? Nous montrons de l'ingéniosité au travail à présent, jusqu'à aller ramasser une idiote... Que voulez-vous encore de moi ? Ne me laisserez-vous donc jamais en paix ? Vous projetez de me chicaner pour exercice illégal de la médecine, c'est ça ? Eh bien sachez que monsieur le directeur est au courant.
Et elle le repoussa d'un air dégoûté. Tioulpanov se frotta les épaules : quelle poigne, décidément ! Sonia, effrayée, vint se blottir contre son frère et se mit à pleurnicher. Anissi lui caressa la tête :
- Quoi, tu as eu peur ? La dame plaisante, elle veut jouer. C'est une bonne dame, elle est docteur... Elizaveta Andréievna, vous vous trompez sur mon compte. J'occupe un emploi dans les services d'administration de Sa Haute Excellence le général
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gouverneur. Un emploi très modeste, bien sûr. Je suis, pour ainsi dire, la cinquième roue du carrosse du lampiste. Tioulpanov, secrétaire de gouvernement. J'ai mes papiers. Je vous les montre ? Ce n'est pas la peine ?
Il eut un geste hésitant, puis esquissa un sourire gêné.
Excellent ! La Nesvitskaïa à présent avait honte, or il n'était rien de mieux pour dénouer la langue d'une " lionne ".
- Excusez-moi, j'ai partout l'impression que... Vous devez me comprendre...
D'une main tremblante, elle prit une cigarette sur la table et l'alluma - non sans difficulté : il lui fallut trois allumettes. Voilà pour la femme forte et décidée !
- Pardonnez-moi si j'ai pensé du mal de vous. Je suis à bout de nerfs. Et puis il y a eu encore cette Ermolaeva... Mais c'est vrai, vous l'avez sauvée, je l'avais oublié... Je dois m'expliquer. Je ne sais pourquoi, mais j'aimerais que vous compreniez...
Si vous avez envie de vous confier à moi, lui répondit Anissi in petto, c'est que vous êtes une " lionne " et que je me conduis comme un " lapin ". Les " lionnes " s'accordent à merveille avec les petits " lapins " dociles et sans défense. Psychologie, Liza-veta Andréievna !
Cependant la satisfaction qu'éprouvait Tioulpanov se trouvait altérée par un certain inconfort moral : il avait beau n'être pas policier, il n'en était pas moins enquêteur, et s'il avait amené sa sour invalide c'était bien pour lui servir de couverture. La doctoresse avait raison.
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Elle acheva rapidement sa cigarette, en quelques longues bouffées, puis en alluma une autre. Anissi attendait, battant des cils, les yeux dolents.
- Tenez, fumez.
Elle poussa vers lui une boîte en carton. Tioulpa-nov généralement ne fumait pas, mais les " lionnes " aiment à régenter, c'est pourquoi il s'inclina. Il prit une cigarette, aspira la fumée et fut saisi d'une atroce quinte de toux.
- Oui, elles sont un peu fortes, concéda la doctoresse. L'habitude. Dans le Nord, on ne fume que de l'arrache-gueule, et là-bas, l'été, impossible de s'en passer : les moustiques, les moucherons...
- Ainsi vous êtes originaire du Nord ? demanda Anissi d'un ton naïf en tapotant maladroitement sa cigarette pour faire tomber la cendre.
- Non. Je suis née et j'ai grandi à Saint-Pétersbourg. Jusqu'à l'âge de dix-sept ans j'ai vécu comme une gentille fille à sa maman. Mais quand j'ai eu dix-sept ans, des types en uniforme bleu sont arrivés en calèche et m'ont emmenée. Ils m'ont séparée de ma maman et bouclée dans un cachot.