La Nesvitskaïa parlait par saccades. Ses mains ne tremblaient plus, sa voix était tranchante, ses yeux s'étaient étrécis et brillaient d'une lueur mauvaise, mais à l'évidence ce n'était pas après Tioulpanov qu'elle en avait.
Sonia s'était assise sur la chaise, affalée le dos contre le mur, et à présent ronflait : toutes ces émotions l'avaient exténuée.
- Mais pourquoi vous a-t-on arrêtée ? demanda le " lapin " dans un chuchotement.
- Parce que je connaissais un étudiant qui une fois était venu dans une maison où se réunissaient
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de temps en temps des révolutionnaires, répondit la Nesvitskaïa avec un mince sourire amer. Juste avant ça, il y avait eu un nouvel attentat contre le tsar, alors la police embarquait tout le monde, les uns à la suite des autres. Le temps que l'affaire soit débrouillée, j'avais déjà passé deux années en isolement. Et cela à dix-sept ans. Comment je ne suis pas devenue folle, je l'ignore. Mais peut-être le suis-je devenue en vérité... J'ai fini par être relâchée. Seulement, à tout hasard, pour m'empêcher de nouer des relations répréhensibles, j'ai écopé d'une peine de relégation. Assignée à résidence au village de Zamo-renko, dans le gouvernement d'Arkhangelsk. Sous surveillance des autorités. Aussi ne m'en veuillez pas d'être soupçonneuse. J'entretiens des rapports particuliers avec les uniformes bleus.
- Mais où donc avez-vous étudié la médecine ? demanda Anissi après avoir hoché la tête avec compassion.
- D'abord à Zamorenko, à l'hôpital de district. Il fallait bien trouver de quoi vivre, aussi me suis-je dégoté un emploi d'infirmière. Et j'ai compris que la médecine, c'était pour moi. Il n'y a qu'elle, peut-être, qui ait vraiment du sens... Ensuite, j'ai débarqué en Ecosse, je me suis inscrite à la faculté. Première femme du département de chirurgie. Il est vrai que là-bas non plus on ne nous accorde guère de place. Je suis devenue un bon chirurgien. J'ai la main ferme, la vue du sang ne m'a jamais effrayée, et le spectacle des entrailles humaines ne me répugne pas. Je lui trouve même, je crois, une sorte de beauté.
Anissi sentit tout son être se tendre.
- Et vous pouvez opérer ?
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Elle eut un sourire condescendant :
- Je peux même amputer, ouvrir un ventre et ôter une tumeur. Mais au lieu de cela, voici des mois que...
Et elle agita la main, d'un geste de colère.
Quoi " au lieu de ça " ? J'étripe des prostituées dans les remises à bois ?
Tioulpanov observait à la dérobée le visage sans grâce, et même brutal, du médecin. Une haine morbide du corps féminin ? Très possible. Les raisons : son propre manque d'attrait physique, la précarité de sa situation personnelle, le fait d'être contrainte de remplir les fonctions détestées de sage-femme, d'avoir chaque jour sous les yeux des patientes dont le destin de femme avait pris une heureuse tournure. Mais ce n'était peut-être encore rien. Il n'était pas exclu qu'elle souffrît secrètement de démence, conséquence de l'injustice qu'elle avait subie et de la longue réclusion qu'elle avait connue à l'âge tendre.
- Bon, il suffit. Examinons plutôt votre sour. Je me suis laissée un peu trop aller à bavarder. Ça ne me ressemble pourtant pas.
La Nesvitskaïa ôta son lorgnon et, la mine lasse, se massa la racine du nez entre ses doigts puissants, puis, bizarrement, elle se tripota un instant le lobe de l'oreille, et les pensées de Tioulpanov se reportèrent tout naturellement sur la sinistre oreille coupée.
Où en était le chef? Avait-il réussi à identifier l'expéditeur du " coliposta " ?
Et c'est la nuit à nouveau, ténèbres bénies qui m'enveloppent de leur aile brune. Je marche le long du
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remblai de la voie ferrée. Une étrange émotion me serre la poitrine.
C'est étonnant à quel point la vue de gens fréquentés dans une vie antérieure peut vous désorienter. Ils ont changé, certains même jusqu'à devenir méconnaissables. Quant à moi, ce n'est pas la peine d'en parler.
Des souvenirs remontent. Stupides et vains. Maintenant tout est différent.
Au passage à niveau, devant la barrière, je croise une petite mendiante. Elle doit avoir douze, treize ans. Elle grelotte de froid, elle a les mains rouges de gerçures, les jambes enveloppées d'une espèce de guenille. Son visage est affreux, tout bonnement affreux : yeux chassieux, lèvres crevassées, nez pissant la morve. Un malheureux, un monstrueux enfant d'homme.
Comment ne pas avoir pitié de pareille créature ? Même cet atroce visage, on peut le rendre beau. Et sans aucune opération compliquée. Il suffit simplement de dévoiler aux regards sa véritable Beauté.
Je marche derrière la fillette. Les souvenirs ne me tourmentent plus.
D'anciens condisciples 5 avril, Mercredi saint, journée et soirée
Après avoir envoyé son assistant en mission, Eraste Pétrovitch s'était préparé à une intense séance de raisonnement logique. Le problème s'annonçait complexe. Une illumination extra-rationnelle eût été la bienvenue, aussi le mieux était-il de commencer par un peu de méditation.
Le fonctionnaire ferma la porte de son bureau, s'assit en tailleur sur le tapis et s'appliqua à se défaire de toute espèce de pensée. Suspendre son regard, clore ses oreilles. Se laisser bercer par la houle du Grand Néant, d'où s'élèverait, comme c'était arrivé plusieurs fois déjà, d'abord à peine audible, puis de plus en plus distincte, et pour finir presque assourdissante, la voix de la vérité.
Le temps s'écoula. Puis cessa de s'écouler. Puis s'évanouit tout à fait. A l'intérieur de son corps, du fond de son ventre, une fraîche quiétude commençait de monter lentement, une brume dorée tourbillonnait déjà devant ses yeux, mais à cet instant l'énorme horloge qui se dressait dans un coin de la pièce émit un ronflement et sonna : bom-bom-bom-bom-bom !
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Fandorine reprit conscience. Déjà cinq heures ? Il consulta sa montre Bréguet, car l'horloge de parquet n'était pas fiable, et en effet elle avançait de vingt minutes.
Se plonger une seconde fois dans la méditation se révéla plus ardu. Eraste Pétrovitch se souvint qu'à cinq heures de l'après-midi, justement, il était censé prendre part à une course organisée par le club moscovite des vélocipédistes amateurs au bénéfice des veuves et orphelins nécessiteux du ministère de la Guerre. Au Manège allaient s'affronter les meilleurs sportsmen de Moscou ainsi que l'escadron vélocipédique du corps des grenadiers. Le conseiller de collège avait de bonnes chances de remporter, comme l'année précédente, le premier prix.
Hélas, l'heure n'était pas aux compétitions sportives.
Eraste Pétrovitch chassa ces idées malvenues et entreprit de s'absorber dans la contemplation des motifs mauve pâle de la tapisserie. La brume allait à nouveau s'épaissir, les iris peints agiter leurs pétales, leur parfum embaumerait la pièce, et viendrait alors le satori.
Quelque chose le gênait cependant. La brume semblait dissipée par un souffle de vent provenant d'un point précis, situé sur sa gauche. Là-bas, sur la table, dans un poudrier de laque dormait une oreille coupée. Dormait, mais ne se laissait pas oublier.
Eraste Pétrovitch, depuis son enfance, ne pouvait supporter la vue de la chair martyrisée. On eût pu croire qu'il avait vécu en ce monde suffisamment longtemps, que ses yeux avaient été suffisamment gavés de toutes sortes d'horreurs, qu'il avait connu assez de guerres et de champs de bataille, et cependant il
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n'avait jamais appris à regarder avec indifférence ce que les êtres humains imaginaient d'infliger à leurs semblables.
Ayant compris qu'aujourd'hui nul parfum n'émanerait des iris de son papier peint, Fandorine poussa un pesant soupir. Puisqu'il avait échoué à éveiller son intuition, il ne lui restait plus qu'à s'en remettre à la logique.