Il s'assit à sa table et prit une loupe.
Il commença par le papier d'emballage. Un papier comme un autre, pouvant servir à envelopper n'importe quoi. Rien qui fournît un quelconque début de piste.
La suscription à présent. Ecriture large, irrégulière, négligée en fin de ligne. En y regardant mieux, on distinguait de minuscules éclaboussures d'encre, comme si la main avait couru sur le papier avec trop de vigueur. La personne qui avait tracé ces mots était très probablement un homme dans la fleur de l'âge. Peut-être en état d'ébriété, à moins qu'il ne s'agît d'un déséquilibré. Mais on ne pouvait non plus exclure une femme encline aux emportements émotifs et aux crises d'hystérie. Détail renforçant ce point de vue : les boucles ornant les lettres o, et les coquettes fioritures surmontant le F majuscule.
Un détail essentiel ! Ce n'étaient pas les cours de calligraphie dispensés au collège qui enseignaient à écrire de la sorte. Il fallait soupçonner là soit une éducation reçue entièrement à domicile, ce qui eût plaidé en faveur d'un individu de sexe féminin, soit une totale absence de scolarité régulière. Cependant, pas une seule faute d'orthographe. Hum, cela
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donnait à réfléchir. En tout cas, cette suscription, c'était l'amorce d'une piste.
Ensuite : la boîte tapissée de velours. C'est dans des boîtes semblables qu'on vendait broches et boutons de manchette. A l'intérieur, un monogramme : " A. Kouznetsov. Passage du Chambellan ". Ça n'apportait rien. Une grande joaillerie, l'une des plus connues de Moscou. On pouvait toujours, évidemment, s'informer, mais il y avait peu de chances que la démarche soit utile : à coup sûr, des boîtes semblables, il s'en vendait une douzaine par jour.
Le ruban de satin ne présentait rien de remarquable. Lisse, rouge, comme aiment en nouer à leurs tresses les Tsiganes ou les filles de marchands les jours de fête.
Le poudrier (poudre de riz " Cluseret n° 6 "), Eraste Pétrovitch l'examina à la loupe avec une particulière attention, en le tenant par l'extrême bord. Il le saupoudra d'une poudre blanche pareille à du talc, et sur la surface lisse et vernie transparut une multitude d'empreintes de doigts. Le fonctionnaire les tamponna avec un papier spécial d'une extraordinaire finesse. Devant un tribunal, ces empreintes n'auraient pas valeur de preuves, mais elles pouvaient toujours servir.
C'est seulement alors que Fandorine s'occupa de la pauvre oreille. En tout premier lieu il s'efforça d'imaginer que celle-ci n'avait aucun rapport avec un être humain. Ce n'était rien qu'un objet curieux qui souhaitait tout raconter de son histoire.
Or l'objet en question rapporta à Eraste Pétrovitch les faits suivants.
L'oreille appartenait à une jeune femme. A en juger par la profusion de taches de rousseur parsemant
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les deux faces du pavillon, cette femme était rousse. Le lobe était percé, mais de manière extrêmement peu soignée : le trou était large et oblong. Ce détail, ajouté au fait que la peau était fortement hâlée, permettait de conclure que l'ex-propriétaire dudit objet, primo, portait ses cheveux relevés en chignon ; secundo, n'appartenait pas à une classe privilégiée ; tertio, se promenait beaucoup par temps froid, la tête découverte. Cette dernière circonstance était particulièrement instructive, puisque, comme chacun sait, les seules femmes à sortir tête nue même par temps froid étaient les filles publiques. C'était même là un des signes distinctifs de leur profession.
Se mordant la lèvre (traiter cette oreille comme un objet se révélait malgré tout impossible), Eraste Pétrovitch retourna la chose au moyen d'une pin-cette et examina la coupure. Nette, opérée par un instrument singulièrement acéré. Pas une seule goutte de sang coagulé. Par conséquent, au moment où l'oreille avait été tranchée, la rousse personne était morte depuis plusieurs heures.
Qu'était-ce que cette légère noircissure au niveau de l'entaille ? D'où pouvait-elle provenir ? D'une décongélation, voilà d'où elle provenait ! Le cadavre avait séjourné en glacière, et c'est pourquoi la coupe était aussi parfaite : au moment de l'ablation, les tissus n'avaient pas encore dégelé.
Le cadavre d'une prostituée placé dans une chambre frigorifique ? Mais pourquoi ? Qu'étaient-ce que ces cérémonies ? Les filles comme elle étaient sur-le-champ transportées à la Maison-Dieu et enterrées. Si on les logeait dans une glacière, c'était soit à la morgue de la faculté de médecine, rue Troubets-
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kaïa, pour les besoins de l'enseignement, soit à l'institut médico-légal, à cette même Maison-Dieu, quand était ouverte une enquête de police.
Le plus intéressant maintenant : qui avait expédié cette oreille, et pourquoi ?
D'abord pourquoi.
Le meurtrier de Londres avait agi de la même manière l'année précédente. Il avait envoyé à mister Albert Lask, qui dirigeait le comité chargé de la capture de Jack l'Eventreur, la moitié d'un rein de la prostituée Catherine Eddowes, dont le corps atrocement mutilé avait été découvert le 30 septembre.
Eraste Pétrovitch avait la conviction que cette excentricité possédait un double sens. Le premier était évident, c'était celui d'un défi : le tueur manifestait l'assurance de sa propre impunité. Vous aurez beau déployer tous vos efforts, semblait-il dire, vous ne m'attraperez, de toute façon, jamais. Mais il existait aussi peut-être un second ressort secret : le désir masochiste, commun aux maniaques de ce genre, d'être capturé et de subir un châtiment. Si vous, gardiens de la société, êtes en vérité si puissants et omniprésents, si la justice est le père et moi le fils fautif, alors tenez, voici la clé, trouvez-moi. La police londonienne n'avait pas su utiliser cette clé.
Il était également possible, bien sûr, d'admettre une tout autre version. Le sinistre envoi n'était pas le fait du meurtrier, mais de quelque cynique plaisantin ayant vu dans la situation tragique une occasion de se divertir cruellement. A Londres, la police avait reçu une autre lettre narquoise prétendument rédigée par le criminel. La lettre était signée " Jack l'Eventreur ", d'où venait, du reste, le surnom repris
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par la presse. Les enquêteurs anglais étaient parvenus à la conclusion qu'il s'agissait d'une mystification. Probablement parce qu'ils devaient d'une manière ou d'une autre justifier leur impuissance à retrouver l'expéditeur de la lettre.
Mieux valait cependant ne pas se compliquer la tâche, ni la dédoubler. Peu importait pour le moment que l'assassin fût la personne qui avait envoyé l'oreille. Ce qui était nécessaire avant tout, c'était d'élucider qui était l'auteur de l'envoi. Il était fort possible que celui-ci se révélât, en second lieu, être l'Eventreur. Le truc du colis moscovite se distinguait de celui de la lettre londonienne par un élément essentiel : toute la capitale britannique était au courant des meurtres perpétrés dans l'East End et, au fond, n'importe qui pouvait " plaisanter ". Dans le cas présent, les détails du crime commis la veille n'étaient connus que d'un cercle très restreint de gens. Combien étaient-ils ? Très peu, même si on y ajoutait amis et parents proches.
Ainsi, quelles caractéristiques possédait l'expéditeur du " coliposta " ?
Il s'agissait d'une personne qui n'avait pas étudié au collège, mais avait néanmoins reçu une instruction suffisante pour orthographier correctement " Sa Haute Noblesse " et " conseiller ". Et d'un.
A en juger par la boîte de chez Kouznetsov et par le poudrier de chez Cluseret, l'individu n'était pas pauvre. Et de deux.
Il était non seulement informé des meurtres, mais connaissait aussi le rôle de Fandorine dans l'enquête. Et de trois.
Il avait accès à la morgue, ce qui réduisait encore la liste des suspects. Et de quatre.
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II possédait une pratique de la chirurgie. Et de cinq.
Que fallait-il de plus ?