- Massa, un fiacre ! Et vivement !
Zakharov sortait de la salle de dissection, vêtu d'un tablier de cuir, les mains dans des gants noirs maculés d'une sorte de glaire brune. Visage bouffi, comme au lendemain d'une beuverie. Au coin de la bouche, une pipe éteinte.
- Ah ! ah ! L'oil du gouverneur ! dit-il d'une voix indolente en guise de salutation. Quoi, on a encore découpé quelqu'un en morceaux ?
- Igor Willemovitch, combien de c-cadavres de prostituées avez-vous au frigo ? demanda Eraste Pétrovitch d'un ton cassant.
L'expert haussa les épaules :
- Comme l'a ordonné monsieur Ijitsyne, on trimballe à présent ici toutes les pierreuses qui ont fini de compter les pierres. Outre notre amie Andréit-chkina, entre hier et aujourd'hui on m'en a livré encore sept. Pourquoi, vous voulez vous distraire un peu ? ajouta Zakharov avec un large sourire désinvolte. Il y en a quelques-unes de très mignonnes. Mais aucune, hélas, qui soit à votre goût. Vous préférez les abats, n'est-ce pas ?
L'anatomopathologiste voyait fort bien qu'il déplaisait au fonctionnaire et paraissait en tirer satisfaction.
- M-montrez.
Fandorine tendit résolument le menton, tout en se préparant à affronter un pénible spectacle.
Dans le vaste local vivement éclairé par des lampes électriques, son regard se porta en premier lieu
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sur des rangs d'étagères entièrement garnies de bocaux de verre où baignaient de bizarres objets informes ; ensuite seulement il tourna la tête vers les tables rectangulaires recouvertes de zinc. Sur l'une d'elles, près d'une fenêtre, se dressait la silhouette alambiquée d'un microscope, et là encore reposait un corps, étendu de tout son long, sur lequel l'assistant s'affairait, la mine absorbée.
Eraste Pétrovitch lui jeta un rapide coup d'oil, vit que le cadavre était celui d'un homme et se détourna avec soulagement.
- Perforation de la zone sincipitale par projectile d'arme à feu, Igor Willemovitch, et rien d'autre, nasilla l'assistant de Zakharov tout en dévisageant avec curiosité Fandorine, personnage quasi légendaire dans les milieux judiciaires et parajudiciaires.
- On vient d'amener celui-ci du quartier Khitrov, expliqua Zakharov. Un caïd. Quant à vos poules, elles sont toutes là, au frigo.
Il poussa une lourde porte métallique. Une bouffée d'air froid s'échappa, chargé d'une odeur pesante, sinistre et fétide.
Un interrupteur claqua, une sphère de verre dépoli s'alluma au plafond.
- Voici nos héroïnes, là dans le coin, dit le praticien en désignant l'endroit au fonctionnaire incapable du moindre mouvement.
Sa première impression ne fut nullement terrible : on eût dit le tableau d'Ingres Lz Bain turc. Masse compacte de corps féminins dénudés, lignes harmonieuses, paresseuse immobilité... Seulement la vapeur qui enveloppait le tout n'était point brûlante mais glacée, et toutes les odalisques, pour une raison mystérieuse, étaient gisantes.
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Puis certains détails se précisèrent à ses yeux : longues estafilades pourpres, taches violacées, chevelures poisseuses.
L'expert tapota la joue bleuie d'une des femmes, qui ressemblait à une sirène.
- Pas mal, non ? Elle sort d'une maison close. Phtisie. Je n'ai en fait ici qu'une seule mort violente : celle-là, tenez, avec la grosse poitrine, on lui a fracassé la tête à coups de pierre. Deux sont des suicides. Trois, des hypothermies : mortes de froid pour avoir trop picolé. On ratisse large. Mais allez faire entendre raison à des sourds. Et moi, qu'y puis-je ? Je n'ai qu'un tout petit rôle. Le coq peut bien chanter, ce n'est pas lui qui fait lever le jour.
Eraste Pétrovitch se pencha sur l'un des corps, celui d'une fille maigrichonne, aux épaules et à la poitrine tavelées d'éphélides. D'un geste brusque, il écarta les longs cheveux roux du visage au nez pointu, qu'altérait une grimace de souffrance. A l'emplacement de l'oreille droite, la défunte montrait un simple trou couleur cerise.
- Qu'est-ce que c'est encore que cette blague ? s'exclama Zakharov, surpris. (Il consulta aussitôt l'étiquette attachée au pied du cadavre.) Marfa Setchkina, seize ans. Ah ! je me rappelle. Auto-empoisonnement au moyen d'allumettes phosphori-ques. Arrivée hier dans la journée. Mais elle avait alors ses deux oreilles, je m'en souviens parfaitement. Où donc est passée celle-là ?
Le fonctionnaire tira le poudrier de sa poche, l'ouvrit sans rien dire et le fourra sous le nez du médecin légiste.
Celui-ci saisit l'oreille d'une main ferme et assurée, et l'appliqua sur le trou couleur cerise.
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- C'est elle ! Qu'est-ce que cela veut dire ?
- J'aimerais l'apprendre de vous.
Fandorine colla contre son nez un mouchoir imprégné de parfum et, sentant monter la nausée, ordonna :
- Venez, nous causerons là-bas.
Ils regagnèrent la salle de dissection qu'Eraste Pétrovitch, en dépit du cadavre dépecé, trouva cette fois-ci presque douillette et confortable.
- T-trois questions. Qui était ici hier soir ? A qui avez-vous parlé de l'instruction en cours et du rôle que j'y jouais ? Reconnaissez-vous cette écriture ?
Fandorine posa devant Zakharov la feuille d'emballage du " coliposta ". Il estima utile d'ajouter :
- Je sais que ce n'est pas vous qui avez écrit cela, je connais votre écriture. Toutefois, j'espère que vous comprenez ce que signifie la présente c-corres-pondance ?
Zakharov avait blêmi ; il n'avait, à l'évidence, plus aucune envie de bouffonner.
- J'attends une réponse, Igor Willemovitch. Dois-je rép-péter mes questions ?
Le médecin secoua la tête et loucha vers Groumov, qui, la mine exagérément concentrée, s'appliquait à tirer du ventre béant une drôle de chose bleuâtre. Zakharov déglutit, sa pomme d'Adam rebondit le long de son cou nerveux.
- Hier soir, d'anciens camarades de faculté sont passés ici me chercher. On fêtait l'anniversaire... de certain événement mémorable. Ils étaient sept ou huit. On a bu ici de l'alcool... de l'alcool de pharmacie, en souvenir de notre vie d'étudiants... Il est possible que j'aie lâché quelques mots sur l'enquête, c'est un peu confus dans ma mémoire... La journée
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d'hier avait été dure, j'étais fatigué, j'ai été rapidement incapable de tenir debout... Il se tut.
- La troisième question, lui rappela Fandorine. A qui appartient cette écriture ? Et ne mentez pas en prétendant que vous l'ignorez. Elle est tout à fait caractéristique.
- Je n'ai pas l'habitude de mentir ! se défendit brutalement Zakharov. Je l'ai fort bien reconnue. Seulement je ne suis pas un mouchard, je suis un ancien étudiant de l'université de Moscou. Tirez ça au clair tout seul, sans moi.
Eraste Pétrovitch rétorqua d'un ton hostile :
- Vous n'êtes pas seulement un ancien étudiant, mais aussi un actuel médecin légiste, qui a p-prêté serment. Ou bien avez-vous oublié de quelle enquête il s'agit ?
Et il poursuivit d'une voix extrêmement posée, dépourvue de toute expression :
- Je pourrais, bien sûr, procéder à une vérification des écritures de toutes les personnes ayant étudié avec vous à la faculté, mais cela prendrait des semaines. Votre honneur corporatif s'en trouverait sauf, mais je prendrais soin que vous fussiez traduit en justice et privé du droit d'exercer pour l'Etat. Vous me connaissez d'assez longue date, Zakharov. Je ne lance pas des p-paroles en l'air.
Zakharov tressaillit, sa pipe se mit à danser de droite et de gauche le long de la fente que dessinait sa bouche.
- De grâce, monsieur le conseiller de collège... Je ne peux pas. Après cela, personne ne me tendrait plus la main. Ce n'est pas seulement exercer pour l'Etat qui me deviendrait impossible, mais exercer tout court.
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J'ai une meilleure proposition, écoutez... (Le front jaune de l'expert se plissa.) Notre petite fête doit se prolonger aujourd'hui. Nous sommes convenus de nous retrouver à sept heures chez Bouryline. Il n'a pas terminé ses études, comme du reste plusieurs d'entre nous, mais nous nous voyons de temps en temps... Je viens justement de terminer ma besogne, le reste, Groumov peut s'en occuper. Je m'apprêtais à faire un brin de toilette, à changer de vêtements et partir. J'ai ici un logement. Un appartement de fonction adjacent au bureau du cimetière. C'est très pratique... Ainsi, si vous êtes d'accord, je puis vous emmener avec moi chez Bouryline. Je ne sais si tous ceux d'hier viendront, mais celui qui vous intéresse y sera à coup sûr, j'en suis certain... Excusez-moi, mais c'est tout ce qu'il m'est possible de faire. Honneur de médecin !