L'anatomopathologiste, par manque d'habitude, peinait à donner un caractère de vérité à ses intonations plaintives, aussi Eraste Pétrovitch troqua-t-il la colère pour la clémence et ne chercha-t-il pas à acculer son interlocuteur au mur. Il se contenta de hocher la tête, en s'étonnant de la bizarre élasticité de l'éthique corporative, laquelle interdisait de désigner un probable assassin dès lors qu'on avait été étudiant avec lui, mais permettait autant qu'on voulait d'introduire un espion dans la maison d'un ancien condisciple.
- Vous me compliquez la tâche, mais c'est entendu, qu'il en soit ainsi. Il est déjà neuf heures. Allez vous changer et filons.
Durant le trajet (or ils se rendaient un peu loin, quai Iakimanskaïa), ils se turent la majeure partie du temps. Zakharov paraissait plus sombre qu'une
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nuée d'orage, mais Fandorine réussit à lui arracher malgré tout quelques informations sur l'hôte qui les attendait.
Il s'appelait Kouzma Sawitch Bouryline. Industriel, millionnaire, issu d'une vieille famille de marchands. Son frère, beaucoup plus âgé que lui, était devenu adepte de la secte des castrats. Il s'était " coupé du péché ", vivait en ermite, amassait des capitaux. Il s'apprêtait à " purifier " également son frère cadet, dès que celui-ci aurait quatorze ans révolus, mais pile à la veille du " grand mystère ", Bouryline l'aîné était mort subitement, et l'adolescent non seulement avait conservé ses attributs naturels mais avait en plus hérité d'une fortune immense. Ainsi que Zakharov, toujours caustique, l'avait fait observer, la crainte éprouvée rétrospectivement pour une virilité sauvée par miracle avait apposé son empreinte sur toute la biographie ultérieure de Kouzma Bouryline. Il s'était trouvé désormais condamné à se prouver à lui-même toute sa vie qu'il n'était pas castrat, quitte à verser passablement dans l'excès.
- Pourquoi un individu aussi riche s'est-il inscrit en m-médecine ? demanda Fandorine.
- Bouryline a étudié toutes sortes de matières, aussi bien chez nous qu'à l'étranger. Il est curieux, instable. Il n'a que faire de diplômes, aussi n'a-t-il achevé ses études nulle part. Quant à la faculté de médecine, il en a été chassé.
- Pour quelle raison ?
- Il s'en est trouvé assez, répondit l'expert sans préciser davantage. Vous découvrirez bientôt par vous-même de quel genre de personnage il s'agit.
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Le perron illuminé de l'hôtel particulier des Bou-ryline, dont la façade donnait sur la rivière, s'apercevait de loin. Lui seul resplendissait de vives lumières multicolores sur toute la longueur de ce quai enténébré et peuplé de marchands qui durant le grand carême se couchaient tôt et n'allumaient aucun feu sans nécessité. La maison était grande, bâtie dans un style mauresco-gothique des plus saugrenus : elle possédait bien tourelles pointues, chimères et griffons, mais en même temps présentait un toit-terrasse, un dôme recouvrant une serre, et même un beffroi en forme de minaret.
Les badauds se pressaient contre la claire-voie, considéraient les fenêtres éclairées comme un jour de fête, échangeaient des propos désapprobateurs : durant la semaine de la Passion, la dernière du grand carême de quarante jours, une pareille débauche ! De la demeure se déversaient à grands flots sur la rivière silencieuse des glapissements étouffés de violons tsiganes, des grattements de guitare, des tintements de grelots, des éclats de rire, et aussi, par instants, des sortes de rugissements assourdis.
Les deux hommes entrèrent, se débarrassèrent de leurs pardessus pour les abandonner aux mains des portiers, et là une surprise attendait Fandorine : sous son manteau noir, boutonné jusqu'au menton, l'expert, constata-t-il, portait frac et cravate blanche.
En réponse à son regard étonné, Zakharov grimaça un sourire :
- Une tradition.
Ils gravirent un large escalier de marbre. Des laquais à livrée cramoisie ouvrirent toutes grandes devant eux de hautes portes couvertes de dorures, et Fandorine découvrit un vaste salon, envahi de pal-
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miers, de magnolias et autres plantes exotiques en pot. La dernière mode européenne était de transformer son salon en une jungle. " Les jardins suspendus de Sémiramis ", appelait-on ça. Seuls les gens très riches en avaient les moyens.
Les invités étaient installés à leur aise sous ces frondaisons de paradis - tous, comme Zakharov, affublés d'un frac et d'une cravate blanche. Eraste Pétrovitch n'était pas en reste d'élégance, avec son veston beige américain, son gilet citron à grands ramages et son pantalon d'excellente coupe à pli permanent, néanmoins il se sentit quelque peu carnavalesque au milieu de cette assemblée de noir et de blanc. Sacré Zakharov, il aurait pu le prévenir de la manière dont il comptait se costumer.
Par ailleurs, Fandorine se fût-il présenté en habit, il n'eût pas mieux réussi à se fondre parmi les invités, car ceux-ci étaient fort peu nombreux, tout au plus une douzaine. C'étaient, dans l'ensemble, des messieurs de mine très convenable et même respectable, bien qu'aucun ne fût très âgé - la trentaine pour la plupart, quelques-uns, peut-être, un peu plus vieux. Les visages étaient rouges, échauffés par l'alcool, certains même quelque peu hébétés ; visiblement leurs propriétaires n'étaient guère accoutumés à pareille animation. A l'extrémité opposée de la pièce se dessinaient d'autres portes à dorures, étroitement closes celles-là. Derrière elles on entendait des tintements de vaisselle et les accents d'un orchestre tsigane en pleine répétition. Selon toute apparence, il s'y préparait un banquet.
Les nouveaux arrivants tombèrent au beau milieu d'un discours que prononçait un monsieur un peu chauve, portant bedaine et lorgnon doré.
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- Zenzinov, un ancien premier de la classe. Il est déjà professeur titulaire, chuchota Zakharov avec, sembla-t-il, une pointe de jalousie.
- ... Il n'est qu'en pareille occasion que nous puissions évoquer nos frasques d'alors et ces journées insignes. Il y a sept ans, nous nous étions retrouvés durant la Semaine sainte, comme aujourd'hui. (Le professeur titulaire se tut un instant et secoua la tête avec air d'amertume.) Comme on dit, qui évoque le passé perd un oil, mais qui l'oublie perd les deux. Et l'on dit encore : tout froment fait farine. Eh bien, nous avons fait farine. Nous avons pris de l'âge, des rides et de la graisse. Dieu merci, Kouzma, au moins, est resté le même chenapan qu'autrefois, et est là pour nous titiller un peu de temps à autre, ennuyeux esculapes que nous sommes !
Tous, en cet endroit, éclatèrent de rire et se tournèrent en grand chahut vers un homme de belle prestance qui, assis dans un fauteuil, jambes croisées, était occupé à siroter une énorme coupe de vin. C'était là, à l'évidence, le sieur Kouzma Bou-ryline. Teint bilieux, expression spirituelle, large face de type tatar, pommettes saillantes, menton obstiné. Cheveux noirs, coupés en brosse.
- Aux uns le pain, aux autres la peine ! lança d'une voix forte un individu aux cheveux longs et à la figure émaciée, qui ne ressemblait guère aux autres. (Lui aussi portait un frac, mais qui visiblement n'avait pas été taillé pour lui, et, à n'en pas douter, au lieu d'une chemise amidonnée arborait un plastron.) Toi, Zenzinov, tu n'as pas été mouillé dans l'histoire. C'était bien normal, pour le chouchou des grands pontes. D'autres ont eu moins de chance. Tomberg a sombré dans l'alcool, Sténitch,