Il présenta à l'industriel le papier d'emballage du " coliposta ".
Kouzma Sawitch se pencha et esquissa un sourire ironique.
- Et à qui d'autre ? Vous avez donc apprécié mon petit cadeau ? J'ai ordonné qu'il vous soit livré sans faute à l'heure du repas. Vous n'avez pas avalé votre bouillon de travers, au moins ? Vous avez dû réunir un conseil, échafauder des hypothèses, non ? Bon, je l'avoue, j'aime blaguer. Quand l'alcool a eu dénoué la langue de ce cher Igor Zakharov, l'idée m'est venue de faire une farce. Vous avez entendu parler du Jack l'Eventreur de Londres ? Il a joué un tour exactement semblable à la police de là-bas. Il y avait chez Igor une fille crevée étendue sur une table, une rousse. Je me suis discrètement emparé d'un scalpel, j'ai tranché en douce une oreille à la fille, l'ai enveloppée dans mon mouchoir, et hop ! dans la poche ! Il vous dépeignait, monsieur Fandorine, en termes tellement fleuris : et vous êtes comme ci, et vous êtes comme ça, et vous pouvez démêler n'importe quel écheveau. Je dois dire que Zakharov ne mentait pas, vous êtes un curieux personnage. J'aime les curieux personnages, j'en suis un moi-même. (Dans les yeux étroits du millionnaire s'alluma une flamme rusée.) Voici ce que je vous propose. Oubliez cette plaisanterie, qui de toute
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manière a fait long feu. Et joignez-vous donc à nous. Je vous promets une fameuse nouba. Je vous confie sous le sceau du secret que j'ai imaginé un très divertissant petit kundstùck pour tous ces anciens carabins, mes amis de longue date. Tout est déjà prêt chez madame Joly. Demain la ville entière se tordra de rire, quand on saura. Venez ! Parole, vous ne le regretterez pas.
A ce moment le chour suspendit brusquement sa lente et paisible mélopée pour tonner à pleine voix :
Kouzia-Kouzia-Kouzia-Kouzia,
Kouzia-Kouzia-Kouzia-Kouzia,
Kouzia-Kouzia-Kouzia-Kouzia,
Kouzia, vide ton verre !
Bouryline lança un bref coup d'oil par-dessus son épaule et le braillement se tut.
- Vous séjournez fréquemment à l'étranger ? demanda tout à trac Fandorine.
- C'est ici que je séjourne fréquemment. (Le maître de maison ne paraissait nullement surpris de ce soudain changement de sujet.) Je n'ai aucune raison de rester user mes fonds de culotte en Russie. J'emploie des gérants très avisés qui se débrouillent fort bien sans moi. Dans une grande affaire comme la mienne, il n'est besoin que d'une seule chose : s'y entendre en hommes. Si l'on choisit correctement ses gens, on peut ensuite se tourner les pouces, l'affaire marche toute seule.
- Vous étiez en Angleterre récemment ?
- Je vais souvent à Leeds et à Sheffield. J'y possède des usines. Je fais des apparitions à Londres, à cause de la Bourse. La dernière fois, c'était en décembre. Après ce fut Paris, puis retour à Moscou
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pour l'Epiphanie. Mais pourquoi me parlez-vous de l'Angleterre ?
Eraste Pétrovitch abaissa légèrement les paupières pour atténuer l'éclat de ses yeux. Il balaya un grain de poussière sur sa manche et déclara d'une voix posée :
- Je vous mets en état d'arrestation pour acte de profanation sur le corps de la demoiselle Setchkina. Il s'agit pour l'instant d'une décision administrative, mais il y aura au matin une ordonnance du procureur. Votre avocat ne pourra pas déposer de caution avant demain midi. Vous venez avec moi, vos invités n'ont qu'à rentrer chez eux. La visite au bordel est annulée. Il n'y a pas lieu de d-déshonorer de respectables médecins. Quant à vous, Bouryline, vous aurez tout loisir de faire la nouba dans la salle de police.
Pour me remercier d'avoir sauvé la fillette, cette nuit un songe m'est venu.
J'ai rêvé que j'étais devant le Trône du Seigneur.
" Assieds-toi à sénestre, m'a dit le Roi des deux. Repose-toi, car tu apportes aux hommes la joie et la délivrance, et c'est là une pénible besogne. Mes enfants sont déraisonnables. Leurs regards sont inversés, ce qui est noir leur paraît blanc, et ce qui est blanc, noir ; le malheur leur est bonheur, et le bonheur, malheur. Quand par faveur Je rappelle auprès de Moi l'un d'eux encore petit enfant, les autres pleurent et plaignent l'élu au lieu de se réjouir pour lui. Quand J'en laisse certains vivre jusqu'à cent ans, jusqu'à épuisement de leur corps et extinction de leur esprit, en manière de châtiment et d'enseignement pour les
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autres, ceux-ci ne s'effraient nullement de ce terrible sort, mais au contraire l'envient. Après une bataille meurtrière, Je vois se réjouir ceux que J'ai réprouvés, quand même ils ont reçu les pires blessures, et ceux qui sont tombés, rappelés par Moi devant Ma Face, les autres s'apitoient sur eux et en secret même les méprisent comme autant de médiocres. Or ce sont ceux-là les vrais heureux, puisqu'ils sont déjà auprès de Moi ; et les malheureux, ceux qui restent. Que dois-Je faire des hommes, dis-moi, bonne âme que tu es ? Comment leur faire entendre raison ? "
Et j'ai eu pitié du Seigneur, vainement assoiffé de l'amour de ses déraisonnables enfants.
Le triomphe de Pluton
6 avril, Jeudi saint
II échut ce jour-là à Tioulpanov d'assister Ijitsyne dans sa tâche.
La veille, tard dans la soirée, après une " séance d'analyse " au cours de laquelle il était apparu qu'on avait à présent bien plus de suspects qu'il n'en fallait, le chef avait arpenté un moment son bureau en tripotant bruyamment son chapelet, puis avait déclaré : " C'est bon, Tioulpanov. La nuit porte conseil. Allez vous reposer, vous avez suffisamment g-galopé aujourd'hui. "
Anissi pensait que la décision finale serait la suivante : établir une surveillance discrète autour de Sténitch, Nesvitskaïa et Bouryline (quand celui-ci serait remis en liberté), contrôler tous leurs déplacements au cours de l'année écoulée, et peut-être encore monter quelque nouvelle expérience pouvant servir l'enquête.
Mais non, l'imprévisible chef en jugea autrement. Le lendemain matin, quand Anissi, rentrant la tête dans les épaules sous un sinistre crachin, se présenta rue Malaïa Nikitskaïa, Massa lui remit un billet :
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Je.
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Et tiens, attrape ça ! De quel lait-il encore parler ?
bout opposé " vou-
Le juge en charge des affaires sensibles était introuvable. Anissi téléphona au Palais. " II est sorti après un appel de la Direction de la gendarmerie ", lui apprit-on. Il joignit la Direction de la gendarmerie, on lui répondit : " II a quitté les lieux pour une affaire urgente ne souffrant pas d'être exposée par téléphone. " La voix de l'officier de service était si tendue que Tioulpanov comprit : à vue de nez, un nouveau crime. Un quart d'heure plus tard, un coursier arrivait, envoyé par Ijitsyne : le sergent de ville Linkov. Il était d'abord passé chez le conseiller de collège, ne l'avait pas trouvé et s'était présenté chez Tioulpanov, rue des Grenades.
- Un crime cauchemardesque, Votre Noblesse, exposa Linkov, en proie à une terrible émotion. Un assassinat monstrueux commis contre une toute jeune personne. Quel malheur, quel malheur...
Il renifla et rougit, visiblement honteux de sa sensiblerie.
Anissi considérait le policier, gauche, mal bâti, au cou trop mince, et lisait en lui comme dans un livre. Instruit, sentimental, et sans doute grand amateur
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de bouquins. Il était entré dans la police poussé par la misère, seulement ce rude métier n'était pas pour les fragiles créatures comme lui. Tioulpanov eût partagé son sort s'il n'avait eu la chance de rencontrer Eraste Pétrovitch.
- Venez, Linkov, dit Anissi en voussoyant à dessein le jeune agent de police. Allons directement à la morgue, puisque de toute façon c'est là-bas que le corps sera transporté.
Voilà ce qui s'appelait de la déduction : le calcul se révéla exact. Anissi passa une petite demi-heure dans la maisonnette du gardien Pakhomenko, à deviser avec le plaisant bonhomme de la vie de tous les jours, et enfin trois voitures vinrent se ranger devant le portail, suivies d'un fourgon entièrement clos, dépourvu de fenêtre, de ceux qu'on nomme " chariots à viande ".