De la première voiture descendirent Ijitsyne et Zakharov, de la deuxième un photographe accompagné de son assistant, de la troisième deux gendarmes et le brigadier Pribloudko. Du fourgon, personne ne descendit. Les gendarmes en ouvrirent les portières à la peinture écaillée et sortirent un brancard sur lequel était étendue une forme assez > courte recouverte d'une bâche.
Le médecin légiste paraissait maussade et rongeait le tuyau de son éternelle bouffarde avec un singulier acharnement ; le juge en revanche avait l'air vif et animé, presque joyeux même. Apercevant Anissi, pourtant, sa figure s'allongea :
- Ah ! c'est vous ! Par conséquent vous avez déjà flairé de quoi il retournait ? Votre chef est ici aussi ?
Mais quand il eut appris que Fandorine n'était pas là et ne viendrait pas, et que pour l'instant son
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adjoint ne savait rien de bien sérieux, Ijitsyne reprit du poil de la bête.
- Eh bien, à présent ça va valser, déclara-t-il en se frottant énergiquement les mains. Ecoutez donc. Aujourd'hui, à l'aube, les gardes-voies de la branche de raccordement de la ligne Moscou-Brest ont découvert dans des buissons, non loin du passage à niveau de la rue Novo-Tikhvinskaïa, le cadavre d'une fillette, une vagabonde. Igor Willemovitch a établi que la mort n'était pas survenue plus tard que minuit. Le spectacle, je vous l'assure, Tioulpanov, n'était guère appétissant ! (Ijitsyne eut un bref ricanement.) Imaginez : la panse, naturellement, vidée, les tripes pendues aux branches alentour, et quant à la figure...
- Quoi, à nouveau le baiser sanglant ? s'écria Anissi sous le coup de l'émotion.
Le juge d'instruction pouffa et, incapable de se contenir, partit d'un long fou rire : les nerfs, à l'évidence.
- Ouille ! vous me tuez ! prononça-t-il enfin en épongeant ses larmes. Vous y tenez, Fandorine et vous, à ce fameux baiser ! Je vais vous montrer, vous allez comprendre. Eh ! Silakov ! Arrête-toi ! Montre son visage !
Les gendarmes déposèrent le brancard par terre et retournèrent un coin de la bâche. Devant l'attitude énigmatique du juge, Anissi s'attendait à quelque chose de particulièrement atroce : yeux vitreux, grimace de cauchemar, langue pendant hors de la bouche... mais il ne vit rien de tout cela. Sous la toile il découvrit comme une miche de pain couleur rouge-noir incrustée de deux billes blanches au milieu desquelles se détachait un cercle sombre.
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- Qu'est-ce que c'est ? demanda Tioulpanov, surpris, et ses dents se mirent toutes seules à claquer.
- C'est très simple : notre plaisantin l'a laissée littéralement défigurée, expliqua Ijitsyne avec une sinistre bonne humeur. Igor Willemovitch dit que la peau a été découpée sous la ligne des cheveux et ensuite arrachée comme une écorce d'orange. Le voilà, votre baiser ! Et surtout, maintenant, elle est impossible à identifier.
Tout bizarrement bougeait et vacillait devant les yeux d'Anissi. La voix du juge ne lui parvenait plus que très étouffée.
- C'est très simple : c'en est fini du secret. Ces fripons de gardes-voies ont déballé l'histoire à tout le monde. L'un d'eux a été transporté évanoui. Mais même sans cela, des rumeurs couraient déjà dans Moscou. La Direction de la gendarmerie est submergée d'informations diverses concernant un tueur qui aurait décidé d'exterminer le genre féminin. Ce matin, à la première heure, un rapport a été expédié à Saint-Pétersbourg. Toute la vérité, nue et sans fard. Le ministre en personne, le comte Tolstov, va se déplacer jusqu'ici. Comme je vous le dis. C'est très simple, par conséquent, les têtes vont voler. Je tiens à la mienne, je ne sais pas pour vous. Votre chef peut jouer aux devinettes autant qu'il lui fait plaisir, que risque-t-il ? Il a un protecteur en haut lieu. Mais quant à moi, je vais continuer à mener mon enquête sans me perdre en déductions, en usant de fermeté et d'énergie. L'heure, c'est très simple, n'est plus au gaspillage de salive.
Tioulpanov se détourna du brancard, déglutit et chassa le voile trouble qui lui couvrait les yeux. Il
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emplit sa poitrine d'une grande bouffée d'air. Le malaise s'atténua.
Il ne pouvait cependant laisser passer le " gaspillage de salive ", aussi déclara-t-il d'une voix glacée :
- Mon chef, pour sa part, dit que la fermeté et l'énergie valent surtout pour fendre son bois et bêcher son potager.
- Très précisément, cher monsieur. (Le juge adressa un signe aux gendarmes pour qu'ils emportent le cadavre à la morgue.) Je compte bien, sacré nom, retourner tout Moscou de fond en comble, et si je casse du bois, le résultat sera là pour me faire pardonner. Sans résultat, de toute façon, je ne sauverai pas ma tête. On vous a collé sur mon dos pour me surveiller, Tioulpanov ? Eh bien, surveillez à votre guise, mais ne venez pas vous fourrer dans mes pattes avec vos observations. Et si vous voulez formuler des plaintes, ne vous gênez pas. Je connais le comte Dmitri Andréiévitch, il apprécie la fermeté et l'audace, et ferme les yeux sur les menues entorses faite à la procédure judiciaire, dès lors que ces privautés sont dictées par les intérêts de l'affaire.
- Il m'est déjà arrivé d'entendre pareils propos dans la bouche de policiers, mais dans celle d'un représentant du ministère public, ils prennent une étrange résonance, répliqua Anissi, certain qulîraste Pétrovitch, à sa place, n'eût pas répondu autrement à Ijitsyne.
Cependant le juge d'instruction ne releva même pas la digne réprimande tout empreinte de retenue qui lui était adressée, aussi Tioulpanov résolut-il d'adopter un ton strictement officiel :
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- Venez-en plutôt au fait, monsieur le conseiller aulique. En quoi consiste votre plan ?
Ils entrèrent dans le bureau de l'expert en médecine légale et s'installèrent à sa table, profitant du fait que Zakharov, pendant ce temps, s'occupait du cadavre dans la salle de dissection.
- Eh bien, soit ! (Ijitsyne considéra avec un air de supériorité l'officier subalterne.) C'est très simple, faisons fonctionner un peu nos méninges. Qui notre éventreur assassine-t-il ? Des prostituées, des clochardes, des mendiantes, autrement dit des femmes appartenant aux bas-fonds, les pires rebuts de la société. Certes, on ne saurait établir aujourd'hui d'où sortaient les anonymes, celles exhumées des fosses communes. Il est bien connu que notre police moscovite, en pareils cas, ne s'embarrasse guère de paperasserie inutile. En revanche, celles que nous avons tirées des tombes dûment répertoriées, nous savons parfaitement en quels lieux elles ont été ramassées.
Ijitsyne ouvrit un petit carnet recouvert de toile cirée.
- Ah, voilà ! La mendiante Maria la Bigle a été tuée le 11 février, rue des Trois-Saints, dans un asile de nuit tenu par un certain Sytchouguine. Gorge tranchée, ventre ouvert, un rein manquant. La prostituée Alexandra Zotova avait été trouvée, avant cela, le 5 février, passage Svinine, sur la chaussée. Là encore, gorge tranchée, plus matrice extirpée. Ces deux-là sont manifestement de nos clientes.
Le juge d'instruction s'approcha d'un grand plan de Moscou affiché au mur, pareil à ceux qu'utilisait la police, et y pointa un long doigt nerveux :
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- C'est très simple, regardons. Celle de mardi, la dénommée Andréitchkina, a été découverte ici, rue Seleznevskaïa. La gamine d'aujourd'hui, juste là, près du passage à niveau de la rue Novo-Tikhvins-kaïa. Les deux endroits sont distants d'à peine une verste l'un de l'autre. Et il n'y a pas davantage jusqu'au faubourg tatar de Vypolzov.
- Que vient faire le faubourg tatar là-dedans ? demanda Tioulpanov.
- Après, après... répondit Ijitsyne en agitant la main. Ne vous en mêlez pas pour l'instant... Les deux vieux cadavres à présent. La rue des Trois-Saints est ici. Et voilà le passage Svinine. Dans un même rayon de trois cent cinquante pas autour de la synagogue qui se trouve passage Spassoglinichtchevski.