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- En ce cas, c'est encore plus près de la place Khitrov, objecta Anissi. Il ne se passe pas de jour qu'on n'y assassine quelqu'un. Qu'y a-t-il là d'étonnant, en plein cour d'un foyer de criminalité !

- On y assassine, mais pas comme ça ! Non, Tioulpanov, ce qu'on flaire ici n'est pas le relent du crime chrétien ordinaire. Il émane de ces éventrations un souffle de fanatisme et de cruauté qui ne nous appartient pas. Les chrétiens orthodoxes commettent bien des horreurs, mais jamais à ce point. Et il est inutile d'avancer des absurdités à propos du fameux Jack londonien qui en réalité serait russe et serait revenu se divertir un peu dans les vastes étendues de sa patrie. Foutaises, cher monsieur ! Si un Russe s'en va visiter Londres, c'est qu'il relève d'un milieu social cultivé. Mais est-ce qu'un homme cultivé irait farfouiller dans les tripes nauséabondes de je ne sais quelle Maria la Bigle ? Vous pouvez l'imaginer ?

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Anissi ne pouvait rien imaginer de tel, aussi secoua-t-il honnêtement la tête.

- Eh bien, vous voyez ! C'est l'évidence même ! Il faut être un rêveur et un théoricien comme votre supérieur hiérarchique pour substituer au bon sens des constructions de l'esprit purement abstraites. Or moi, Tioulpanov, je suis un homme pratique.

- Mais comment expliquer alors la connaissance de l'anatomie ? objecta Anissi, s'empressant de défendre son chef. Et le maniement professionnel d'un instrument de chirurgie ? Seul un médecin a pu commettre toutes ces atrocités !

Ijitsyne sourit, victorieux.

- C'est là que Fandorine se trompe ! Depuis le début, son hypothèse me heurte. C'est im-pos-sible, dit-il en détachant chaque syllabe. C'est tout bonnement impossible, et point final. Quand un homme issu d'un milieu convenable est un pervers, il invente des trucs plus raffinés que ces ignominies. (L'enquêteur eut un mouvement de tête en direction de la salle de dissection.) Rappelez-vous le marquis de Sade. Ou bien prenez simplement l'affaire du notaire Schiller, survenue l'an passé. Il avait fait boire une fille jusqu'à ce qu'elle en perde connaissance, lui avait fourré en certain endroit un bâton de dynamite, puis avait allumé la mèche. On voit tout de suite que le personnage est instruit, même si c'est un monstre, bien sûr. Mais les abominations auxquelles nous avons été confrontés, seul en est capable un mufle, une bête sans éducation. Quant aux connaissances anatomiques et à l'habileté chirurgicale, là encore tout s'explique très simplement, messieurs les malins.

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Le juge ménagea une pause dans son discours, puis, levant le doigt pour appuyer son effet, il murmura :

- Un boucher ! Voilà qui connaît l'anatomie aussi bien qu'un chirurgien. Chaque jour que Dieu fait, il prélève des foies, des estomacs, des reins avec une habileté et une précision d'horloger, qui valent bien celles de feu le sieur Pirogov1. Et puis les couteaux d'un bon boucher ne sont pas moins acérés qu'un scalpel.

Tioulpanov se taisait, ébranlé. Le déplaisant Ijitsyne avait raison ! Comment pouvait-on avoir oublié l'hypothèse d'un boucher !

Ijitsyne se trouva satisfait de la réaction de son interlocuteur.

- Et maintenant, passons à mon plan. (Il s'approcha à nouveau de la carte.) C'est très simple, nous avons deux foyers. Les deux premiers cadavres ont été découverts ici, les deux derniers là. Nous ignorons ce qui explique le changement de lieu d'activité du criminel. Peut-être a-t-il jugé que la partie nord de Moscou se prêtait mieux à ses jeux scélérats que la partie centrale : terrains vagues, bosquets, habitations plus clairsemées... A tout hasard, je fais peser mes soupçons sur tous les bouchers habitant les deux coins qui nous intéressent. J'ai déjà une liste. (Le juge tira un feuillet de sa poche et le posa sur la table devant Anissi.) J'ai là en tout dix-sept personnes. J'attire votre attention sur les noms marqués d'une

1. Nikolaï Ivanovitch Pirogov (1810-1881) : célèbre chirurgien russe, qui se distingua notamment par les prouesses médicales qu'il accomplit à Sébastopol et sur le théâtre d'autres batailles sanglantes.

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étoile à six branches ou d'un croissant. Tenez, c'est ici, à Vypolzov, que se trouve le village tatar. Les Tatars ont leurs propres bouchers, de vrais forbans. Je vous rappelle que, de la remise où on a retrouvé l'Andréitchkina jusqu'à ce faubourg, il n'y a pas une verste. Même distance jusqu'au passage à niveau où a été découvert le cadavre de la gamine défigurée. Et ici (le long doigt se déplaça sur la carte), à proximité immédiate des passages Svinine et des Trois-Saints, la synagogue. Au service de celle-ci, des sacrificateurs, de ces sales bouchers youpins qui mettent à mort les bêtes selon leur coutume barbare. Vous n'avez jamais vu comment ils procèdent ? Cela ressemble beaucoup à la besogne de notre ami. Vous sentez, Tioulpanov, l'odeur qui se dégage de l'affaire ? A en juger par les narines dilatées du juge en charge des affaires sensibles, l'odeur en question était celle d'un procès retentissant, suivi de sérieuses récompenses et d'un avancement vertigineux dans la carrière.

- Tioulpanov, vous êtes un homme jeune. Votre avenir est entre vos mains. Vous pouvez vous accrocher à Fandorine, et vous vous retrouverez le bec dans l'eau. Mais vous pouvez aussi travailler pour le bien de l'instruction, et alors je ne vous oublierai pas. Vous êtes un garçon intelligent, débrouillard. J'ai besoin d'assistants de cette trempe.

Anissi ouvrit la bouche pour remettre l'insolent à sa place, mais déjà Ijitsyne poursuivait :

- Parmi les dix-sept bouchers qui nous intéressent, on compte quatre Tatars et trois Juifs. Ils sont les premiers suspects. Mais pour éviter d'être accusé de parti pris, je les arrête tous. Et je les travaille comme il convient. Dieu merci, je possède un peu d'expérience. (Il sourit en se frottant les mains.) C'est

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très simple, écoutez. En tout premier lieu, je fais nourrir les mécréants de viande salée, puisque aussi bien ils ne sont pas tenus d'observer le carême. Ils ne bouffent pas de porc, aussi les régalerai-je de conserve de bouf : nous savons respecter les coutumes étrangères. Quant aux chrétiens, je leur ferai servir du hareng. Et rien à boire. Et interdiction de dormir. Ils passeront une petite nuit à brailler, et dès l'aube, pour qu'ils n'aillent pas s'ennuyer, je les convoquerai un à un dans mon bureau, et mes gars leur feront la leçon à coups de " chaussette ". Vous savez ce que c'est qu'une " chaussette " ? Tioulpanov secoua la tête, atterré.

- Une merveilleuse invention : un simple bas rempli de sable humide. Aucune trace, mais avec cela très efficace, surtout appliqué aux reins et autres endroits sensibles.

- Léonti Andréiévitch, mais vous avez fait l'université ! s'écria Anissi.

- Justement. Et c'est pourquoi je sais quand on peut agir selon les règles, et quand l'intérêt de la société autorise à y passer outre.

- Mais quoi, et si votre hypothèse est fausse et que l'Eventreur n'est nullement un boucher ?

- C'est un boucher, qui voulez-vous que ce soit d'autre ? rétorqua Ijitsyne dans un haussement d'épaules. Je croyais pourtant avoir été assez convaincant sur ce point, non ?

- Mais si, au lieu du coupable, c'était le plus fragile qui venait à avouer ! Alors le vrai meurtrier resterait impuni !

Le juge avait pris tant d'assurance qu'il eut le culot de tapoter l'épaule d'Anissi d'un geste protecteur.

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- J'ai prévu également ce cas. Bien sûr, nous aurions l'air fin si aujourd'hui nous faisions pendre un Moïshé ou un Abdoul, et que trois mois plus tard la police découvre une autre putain éventrée. Mais le cas sort de l'ordinaire et est à ranger dans la catégorie des crimes contre l'Etat. Pensez ! Saboter la visite du souverain, ce n'est pas rien ! C'est pourquoi il est permis de prendre des mesures d'exception. (Ijitsyne serra le poing à s'en faire craquer les jointures.) L'un ira à la potence, et les seize autres seront déportés. Sur décision administrative, sans aucune publicité. Dans des lieux bien froids et déserts, où il n'est personne, généralement, à égorger. Et la police, par-dessus le marché, continuera là-bas de garder un oil sur eux.