Tioulpanov, de sa fenêtre, vit d'abord conduire à la morgue un homme au visage rond, large d'épaules, portant une queue-de-pie chiffonnée et une cravate blanche nouée de travers : certainement l'industriel Bouryline, qui n'avait pas dû rentrer chez lui depuis son arrestation de la veille. Une dizaine de minutes après, ce fut le tour de Sténitch. Il était en blouse blanche (à l'évidence il sortait de sa clinique) et jetait autour de lui des regards de bête traquée. Bientôt arriva également la Nesvits-kaï'a. Elle marchait entre deux gendarmes, les épaules droites et la tête haute. Le visage de la sage-femme était défiguré de haine.
La porte grinça, Ijitsyne passa la tête par l'entrebâillement. Figure fiévreuse, rouge d'excitation, on eût dit un entrepreneur de théâtre juste avant une première.
- Les petits chéris attendent pour l'instant au bureau du cimetière, sous surveillance, annonça-t-il. Venez donc jeter un coup d'oil, me dire si c'est bien.
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Tioulpanov se leva avec indolence et passa dans la salle de dissection.
Au milieu du vaste local s'ouvrait un espace vide entouré de trois côtés par des tables. Sur chacune d'elles, recouvert d'une bâche, un cadavre. Derrière les tables, le long des murs, les gendarmes, les sergents de ville, les fossoyeurs, le gardien : une personne pour deux défunts. A une table d'extrémité, assis sur une simple chaise de bois, se trouvait Zakharov, sanglé dans son tablier comme à l'ordinaire, l'éternelle pipe entre les dents. L'expert paraissait s'ennuyer ferme, sinon même somnoler. Derrière lui, un peu sur le côté, se tenait Groumov, telle l'épouse auprès de son digne mari sur un portrait photographique de petits-bourgeois. Il ne manquait plus qu'il posât une main sur l'épaule de Zakharov. L'assistant avait l'air abattu : à l'évidence ce discret personnage n'était pas accoutumé à un tel remue-ménage au royaume du silence. Il régnait une odeur de désinfectant, mais le puissant parfum chimique laissait malgré tout percer un relent insistant et douceâtre de décomposition. A l'écart, sur une table isolée, se dressait une pile de sachets en papier. L'avisé Léonti Andréiévitch avait tout prévu, même le cas où quelqu'un vomirait.
- Je me tiendrai ici, expliquait Ijistyne. Eux là. A mon commandement, les sept que voici empoigneront un drap de la main droite, un autre de la main gauche, et les rabattront. Un spectacle exceptionnel ! Vous le constaterez vous-même bientôt. Et le nez, vous entendez, je leur collerai le nez, à ces canailles, en plein dans la gadoue ! Je vous garantis que les nerfs du criminel ne tiendront pas. Ou bien
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tiendront-ils ? s'alarma soudain le juge en considérant sa mise en scène d'un oil sceptique.
- Ils ne tiendront pas, répondit Anissi, morose. Les nerfs d'aucun des trois ne tiendront.
Son regard croisa celui de Pakhomenko, et celui-ci lui adressa un clin d'oil furtif : " Te frappe pas, mon gars, rappelle-toi la corne sur ton cour ", semblait-il lui dire.
- Qu'on les fasse entrer ! aboya Ijitsyne en se tournant vers la porte.
Il courut précipitamment jusqu'au milieu de la pièce et se campa dans une posture censée exprimer une inflexible rigueur : bras croisés sur la poitrine, jambe en avant, étroit menton tendu, sourcils froncés.
On introduisit les suspects. Sténitch fixa aussitôt les terribles linceuls de toile grossière et rentra la tête dans les épaules. Il ne parut même pas remarquer la présence d'Anissi, non plus que celle des autres. La Nesvitskaïa en revanche n'accorda aucune attention aux tables. Elle considéra chacun tour à tour, s'attarda sur Tioulpanov et esquissa un sourire de mépris. Anissi rougit douloureusement. Le marchand alla se poster à côté de la table où s'empilaient les sachets de papier et se mit à tourner la tête en tous sens avec curiosité. Il lança un clin d'oil à Zakharov. Celui-ci lui répondit d'un signe de tête discret.
- Je suis un homme direct, commença Ijitsyne d'une voix sèche et perçante, en détachant chaque mot. Aussi n'ai-je pas l'intention de tourner autour du pot. Au cours de ces derniers mois une série d'assassinats monstrueux ont été commis à Moscou. Les instances judiciaires savent pertinemment que
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l'auteur de ces crimes est l'un de vous trois. Je vais vous montrer dans un instant quelque chose qui vous intéressera et je sonderai alors le cour de chacun. Je suis un vieux limier expérimenté, on ne me la fait pas ! Jusqu'à présent le meurtrier n'a jamais vu son ouvre que la nuit, alors qu'il se trouvait sous l'empire de la démence. Mais maintenant admirez de quoi ça a l'air à la lumière du jour. Allez !
Il leva la main, et les linceuls glissèrent sur le sol comme par enchantement. Linkov, il est vrai, gâcha quelque peu l'effet en tirant trop brutalement sur la toile : celle-ci s'accrocha à la tête du mort, et le crâne heurta la surface de la table avec un bruit mat.
Le spectacle dépassait en effet toutes les espérances. Anissi regretta de ne pas s'être retourné à temps. Il se colla dos au mur, inspira et expira trois fois profondément, et son malaise parut s'atténuer.
Ijitsyne ne regardait pas les cadavres. Il scrutait l'attitude des suspects, son regard sautant de l'un à l'autre : Sténitch, Nesvitskaïa, Bouryline ; Sténitch, Nesvitskaïa, Bouryline. Et encore, et encore...
Anissi releva que si le brigadier Pribloudko, qui se tenait debout, immobile, montrait un visage de pierre, l'extrémité de ses moustaches cirées était, quant à elle, agitée d'un infime tremblement. Linkov serrait très fort les paupières et remuait les lèvres : à l'évidence, il récitait une prière. Les fossoyeurs affichaient des trognes ennuyées : ceux-là en avaient vu d'autres au cours de leur fruste carrière. Pakho-menko, le gardien, regardait les morts avec tristesse et compassion. Il croisa à nouveau le regard d'Anissi et hocha la tête de manière presque imperceptible, geste réprobateur qui probablement signifiait : " Eh,
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les hommes, les hommes, quelles atrocités vous infligez-vous à vous-mêmes ! " Ce simple mouvement empli d'humanité acheva de ramener Tioulpa-nov à la conscience. Regarde les suspects, se commanda-t-il à lui-même. Prends exemple sur Ijitsyne.
Tiens, là, Sténitch, ancien étudiant et ancien fou : il se tord les doigts et les fait craquer, de grosses gouttes de sueur perlent sur son front. Une sueur froide, on peut le parier. Suspect ? Et comment !
L'autre ancien étudiant, le coupeur d'oreille Bouryline, au contraire, paraît un peu trop calme : un mince sourire railleur erre sur sa figure, ses yeux étroits brillent d'une lueur mauvaise. Mais le millionnaire feint seulement de se moquer de tout : pour une raison bizarre il a pris sur la table un sachet de papier qu'il serre contre sa poitrine. Cela s'appelle une " réaction spontanée ", le chef lui a enseigné à y prêter attention en tout premier lieu. Des types comme ce Bouryline, qui brûlent la chandelle par les deux bouts, quand ils sont blasés, peuvent fort bien être pris d'une soif de nouvelles et piquantes sensations.
La femme de fer, à présent, la Nesvitskaïa, ancienne recluse d'une prison, qui, dans son Edimbourg, s'est découvert une passion pour les opérations chirurgicales. Un personnage peu ordinaire, on ne sait tout bonnement pas ce dont elle est capable ni ce qu'on peut attendre d'elle. Regarde les éclairs que lancent ses yeux.
Le " personnage peu ordinaire " confirma sur-le-champ qu'il était en effet capable d'actes imprévisibles.
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I
Sa voix timbrée rompit le silence de tombe qui régnait :
- Je sais qui vous visez, monsieur l'argousin ! cria la Nesvitskaïa à l'adresse du juge d'instruction. Comme ce serait commode ! Une " nihiliste " dans le rôle du monstre sanguinaire ! Très habile ! Et un piquant particulier dans le fait que ce soit une femme, non ? Bravo, vous irez loin ! Je savais de quels crimes vous étiez capables, vous et toute votre clique, mais ceci passe toutes les bornes imaginables ! (Soudain la doctoresse laissa échapper un cri et porta une main à son cour, comme foudroyée par une illumination.) Mais c'est vous ! C'est vous ! Comment ne l'ai-je pas compris tout de suite ! Ce sont vos exécuteurs des basses ouvres qui ont taillé en pièces ces malheureuses ! Quelle importance, vous n'allez pas pleurer les " rebuts de la société ", n'est-ce pas ? Moins ils sont nombreux, plus c'est simple pour vous ! Salauds ! Vous avez décidé de jouer à " castigo " ? De faire d'une pierre deux coups, c'est ça ? On élimine quelques vagabonds et on jette le discrédit sur les prétendus " nihilistes " ! Pas très original, mais efficace !