Mais il y avait une énigme plus difficile encore à élucider : le contenu du portefeuille. Fandorine était resté un long moment sans pouvoir comprendre quoi que ce fût à cette liste mystérieuse. Une vérification minutieuse lui avait permis de constater que le nombre d'indications portées sur les feuilles était strictement égal au nombre de lettres reçues, et que toutes les données correspondaient. A cette différence près que, aux dates figurant sur les enveloppes, Béjetskaïa ajoutait la date de réception.
Il y avait en tout quarante-cinq lettres enregistrées. La plus ancienne datait du 1er juin, les trois dernières étaient arrivées alors qu'Eraste Pétrovitch se trouvait à Londres. Les numéros d'ordre semblaient n'obéir à aucune logique ; le plus court était le n° 47F (Royaume de Belgique, directeur de département, reçu le 15 juin), le plus long était le n° 2347F (Italie, lieutenant des dragons, reçu le 9 juin). Les pays d'expédition étaient au nombre de neuf. L'Angleterre et la France étaient ceux qui revenaient le plus souvent. La Russie n'apparaissait qu'une fois (n° 994F, conseiller d'Etat actuel, reçu le 26 juin, sur l'enveloppe, tampon de Pétersbourg daté du 7 juin. Mais attention à ne pas s'embrouiller avec les calendriers : le 7 juin en Russie correspondait au 19 dans le calendrier européen. Ce qui signifiait que le courrier avait mis
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une semaine pour arriver). Les fonctions et les rangs mentionnés étaient pour l'essentiel d'un niveau élevé - généraux, officiers supérieurs, un amiral, un sénateur et même un ministre portugais, mais il y avait aussi du menu fretin, comme un lieutenant italien, un juge d'instruction français ou encore un capitaine des gardes frontières d'Autriche-Hongrie.
En bref, tout donnait l'impression que Béjetskaïa était une intermédiaire, une courroie de transmission, une boîte aux lettres vivante, dans les attributions de qui entrait la tâche d'enregistrer les informations reçues et de les faire suivre, de toute évidence à mister Nicholas Croog, à Pétersbourg. On pouvait raisonnablement penser que les listes étaient transmises une fois par mois. De même, il était évident qu'avant Béjetskaïa le rôle de " miss Olsen " était tenu par une autre personne, ce que le portier ne pouvait soupçonner.
Là se terminaient les évidences et surgissait le besoin impérieux de recourir à la méthode déductive. Ah, s'il avait été là, le chef aurait immédiatement énuméré toutes les hypothèses possibles ; chaque élément aurait déjà trouvé sa place dans telle ou telle case. Mais le chef était loin, et une conclusion s'imposait : Brilling avait raison, mille fois raison. On était en présence d'une organisation secrète aux multiples ramifications et possédant des membres dans un grand nombre de pays - et de un. La reine Victoria et Disraeli n'étaient pour rien dans l'histoire (sinon, pourquoi envoyer les rapports à Pétersbourg ?) - et de deux. Concernant les espions anglais, Eraste Pétrovitch était dans ses petits souliers, car tout ici évoquait effectivement les nihilistes - et de trois. Et la piste ne menait pas n'importe où, mais
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précisément en Russie, un pays qui abritait les nihilistes les plus redoutables et les plus irréductibles -et de quatre. Et, au milieu d'eux, l'infâme Zourov, individu aux multiples facettes.
En supposant que le chef eût raison, Fandorine n'en avait pas pour autant gaspillé inutilement l'argent de son voyage. Même dans ses pires cauchemars, il est probable qu'Ivan Frantsévitch n'aurait jamais pu imaginer à quelle hydre puissante il avait déclaré la guerre. Il n'était pas question ici d'étudiants ni de demoiselles hystériques pourvus de bom-binettes ou de ridicules pistolets, mais de toute une société secrète dont les membres étaient des ministres, des généraux, des procureurs et même un conseiller d'Etat actuel de Pétersbourg !
Eraste Pétrovitch en était à ce point de sa réflexion quand il avait eu une sorte d'illumination (la seconde partie de la journée était déjà bien entamée). Conseiller d'Etat actuel et nihiliste ? Quelque chose l'empêchait d'admettre cette idée. Passe encore pour le chef de la garde impériale brésilienne - Eraste Pétrovitch n'avait jamais mis les pieds au Brésil et n'avait aucune idée des pratiques locales -, mais il se refusait catégoriquement à imaginer qu'un homme ayant le même rang qu'un général s'amuse à lancer des bombes. Fandorine avait côtoyé d'assez près un conseiller d'Etat actuel - Fiodor Trifonovitch Sévriou-guine, le directeur du collège de région où il avait étudié pas moins de sept ans. Un tel homme terroriste ? Foutaise !
Et, brusquement, le cour d'Eraste Pétrovitch s'était serré. Ces gens n'étaient nullement des terroristes, mais au contraire des messieurs tout ce qu'il y avait de plus sérieux et de plus respectables ! Des
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victimes de la terreur, voilà ce qu'ils étaient ! Des nihilistes de divers pays, désignés par des numéros selon un code secret, informaient l'état-majov central révolutionnaire de l'exécution d'actes terroristes !
Quoique non, aucun ministre portugais n'avait apparemment été tué au cours du mois de juin - les journaux en auraient nécessairement parlé... De futures victimes alors ? Oui, voilà ! Les " numéros " demandaient à leur état-major l'autorisation de commettre tel ou tel acte terroriste. Mais les noms n'étaient pas précisés par mesure de sécurité.
Chaque chose était maintenant à sa place, tout s'était éclairci. Ivan Frantsévitch avait justement parlé d'un fil qui menait d'Akhtyrtsev à une datcha des environs de Moscou, mais, emporté par ses délirantes histoires d'espionnage, Fandorine n'avait écouté son chef que d'une oreille.
Stop. Mais ce modeste lieutenant des dragons, en quoi pouvait-il les intéresser ? Très simple, s'était aussitôt dit Eraste Pétrovitch, répondant à sa propre question. L'obscur Italien avait dû se mettre en travers de leur chemin. Comme en son temps un jeune registrateur de collège de la police judiciaire de Moscou s'était mis en travers de la route d'un tueur aux yeux pâles.
Diable, que faire ? Lui était là, bien tranquillement planqué, alors que tant de gens estimables se trouvaient en danger de mort ! Fandorine avait surtout de la peine pour ce général russe anonyme. Un homme sûrement digne de respect, plus tout jeune, méritant, père de jeunes enfants... Et tout portait à croire que ces carbonari envoyaient chaque mois leurs criminels rapports. D'ailleurs, il ne se passait pas un seul jour en Europe sans que le sang ne coule ! Et la piste
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ne conduisait pas n'importe où, mais à Piter. Alors, ces paroles entendues dans la bouche du chef étaient revenues à la mémoire d'Eraste Pétrovitch : " Ici, c'est le sort de la Russie qui est en jeu. " Eh bien, Ivan Frantsévitch, eh bien, monsieur le conseiller d'Etat, ce n'est pas seulement du sort de la Russie qu'il s'agit, mais de celui du monde civilisé tout entier.
Il devait informer le secrétaire Pyjov. En secret, afin que le traître de l'ambassade n'aille pas flairer quelque chose. Mais comment ? Ce traître pouvait être n'importe qui, et il aurait été dangereux pour Fandorine de se montrer aux abords de l'ambassade, même déguisé en Français aux cheveux roux et à la blouse d'artiste peintre... Il allait falloir prendre des risques. Envoyer un message par la poste urbaine, au nom du secrétaire de gouvernement Pyjov et ajouter " A remettre en mains propres ". Ne pas écrire un mot de trop, seulement son adresse à Londres et transmettre les salutations d'Ivan Frantsévitch. L'homme était intelligent, il comprendrait. Quant à la poste urbaine, à ce que l'on disait, elle acheminait le courrier en à peine deux heures...
Fandorine avait donc procédé de la sorte. Maintenant, on était le soir, et il attendait, à l'affût d'un coup discret frappé à sa porte.