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Personne ne toqua. Tout se passa de manière bien différente.

Bien plus tard, à minuit passé, Eraste Pétrovitch était assis dans le fauteuil éventré dans lequel était caché le portefeuille bleu et, commençant à somnoler, il piquait régulièrement du nez. Sur la table, la chandelle achevait de se consumer, les coins de la

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pièce avaient disparu dans une obscurité malveillante ; dehors, l'orage qui approchait grondait de manière inquiétante. L'atmosphère était étouffante et chargée d'angoisse, au point que Fandorine avait l'impression qu'un être invisible pesait lourdement sur sa poitrine, l'empêchant de respirer. Il oscillait quelque part entre le sommeil et la réalité. Soudain, ses pensées graves et rigoureuses s'emmêlèrent en un fatras stérile, et le jeune homme, se ressaisissant, secoua la tête pour ne pas se faire happer par le tourbillon du sommeil.

C'est dans un de ces moments de lucidité qu'eut lieu un fait étrange. Tout d'abord, un petit piaulement inexplicable se fit entendre. Puis, n'en croyant pas ses yeux, Eraste Pétrovitch vit la clé se mettre à tourner toute seule dans la serrure. La porte émit un grincement désagréable alors que le battant glissait vers l'intérieur, et sur le seuil se manifesta une vision singulière : un petit homme maigrichon d'âge indéfinissable, au visage rond, sans barbe, et aux yeux étroits d'où partait un faisceau de ridules.

Dans un sursaut, Fandorine saisit son derringer sur la table, et la vision, avec un sourire suave et un hochement de tête approbateur, roucoula d'une voix de ténor, doucereuse et agréable à l'excès :

- Eh bien, me voilà, mon enfant. Porfiri Pyjov, fils de Martin, esclave du Seigneur et secrétaire de gouvernement. J'ai volé vers vous au premier signe de votre part. Tel le vent à l'appel d'Eole.

- Comment avez-vous ouvert la porte ? murmura Eraste Pétrovitch, effaré. Je me souviens pourtant avoir fermé à double tour.

- Avec un rossignol magnétique, expliqua de bonne grâce l'hôte tant attendu, et il montra une

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assez longue tige, qui d'ailleurs regagna immédiatement sa poche. Une bricole bien pratique. Je l'ai emprunté à un cambrioleur du cru. Mon genre d'activité conduit à fréquenter d'affreux individus, la lie de la société. D'authentiques misérables, croyez-moi. A défier l'imagination de monsieur Hugo lui-même. Mais ce sont aussi des êtres humains, et l'on peut trouver le moyen de s'en approcher. Je peux même dire que je les aime, ces rebuts du monde, et qu'en partie je les collectionne. Comme dit le poète : chacun s'amuse comme il peut, mais la mort est la même pour tous. Ou bien encore, comme disent les Allemands : " jedes Tierchen hat sein Plaisirchen " - à chaque bête ses propres joujoux.

De toute évidence, l'étrange petit bonhomme avait le don de bavasser sur tout et n'importe quoi avec une facilité déconcertante, mais, pour autant, ses yeux fureteurs n'en perdaient pas une miette - ils avaient déjà soumis à un examen attentif aussi bien Eraste Pétrovitch lui-même que sa misérable cham-brette.

- Je suis Eraste Pétrovitch Fandorine. Envoyé de monsieur Brilling. Pour affaire de la plus haute importance, dit le jeune homme, bien que les deux premiers points fussent déjà indiqués dans sa lettre et que Pyjov eût sans doute de lui-même deviné le troisième. Le problème est qu'il ne m'a donné aucun mot de passe. Il aura oublié, probablement.

Eraste Pétrovitch lança un regard anxieux à Pyjov, dont maintenant dépendait son salut, mais ce dernier se contenta de lever au ciel ses petites mains aux doigts courts :

- Mais il n'y a besoin d'aucun mot de passe. Laissons là ces enfantillages. Comme si, face à un autre

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Russe, un Russe n'était pas capable de discerner à qui il a affaire. Il me suffit de regarder vos yeux limpides (Porfiri Martinovitch s'approcha du jeune homme à le toucher), je lis en vous comme dans un livre. Un jeune homme pur, audacieux, patriote et aux nobles aspirations. Ce qui va de soi, notre institution n'acceptant que des gens de cette qualité.

Fandorine fronça les sourcils. Il lui semblait que le secrétaire de gouvernement se payait sa tête et le prenait pour un nigaud. Pour cette raison, Eraste Pétro-vitch exposa son histoire brièvement et sèchement, sans y mettre d'émotion. Il s'avéra alors que Porfiri Martinovitch n'était pas seulement un vrai moulin à paroles mais qu'il savait aussi écouter avec la plus grande attention - sur ce point, il faisait même preuve d'un réel talent. Pyjov s'assit sur le lit, croisa ses mains sur son ventre, ferma complètement ses yeux, qui sans cela se réduisaient déjà à une étroite fente, puis ce fut comme s'il n'était plus là. En d'autres termes, il se fit tout ouïe au sens propre. Pas une seule fois il n'interrompit son interlocuteur, à aucun moment il ne remua. De temps en temps, toutefois, aux moments clés du récit, de sous ses paupières closes jaillissait une étincelle vive et intense.

Eraste Pétrovitch s'abstint de faire part de son hypothèse à propos des lettres, en réservant la primeur à Brilling, et termina par ces mots :

- Voilà, Porfiri Martinovitch, vous avez devant vous un fugitif et un assassin involontaire. Il me faut repasser au plus vite sur le continent. Je dois rentrer à Moscou pour voir Ivan Frantsévitch.

Pyjov se mordit les lèvres, attendit de voir si quelque chose d'autre suivait, puis tout doucement demanda :

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- Et le petit portefeuille bleu ? Ne faudrait-il pas le faire passer par la poste diplomatique ? Il arriverait plus sûrement. On ne sait jamais... Ces messieurs ne sont visiblement pas des plaisantins, ils vont se lancer à vos trousses à travers toute l'Europe. Et pour ce qui est du détroit, mon mignon, je vous ferai bien sûr traverser - rien n'est plus facile. Si vous ne dédaignez pas un fragile canot de pêche, dès demain vous voguerez en compagnie de Dieu. Attrapant sous la voile le vent rugissant...

Qu'est-ce qu'il a avec son vent, toujours son vent, se dit avec irritation Eraste Pétrovitch, qui, à franchement parler, n'avait pas le moins du monde envie de se séparer du portefeuille si chèrement obtenu. Mais Porfiri Martinovitch continua comme s'il n'avait pas remarqué les hésitations de son interlocuteur :

- Je n'ai pas pour habitude de me mêler des affaires des autres. Car je suis un homme réservé et discret. Je vois toutefois que vous êtes très loin de m'avoir tout dit. Et il est vrai, mon cher petit, que si la parole est d'argent, le silence est d'or. Brilling Ivan Frantsévitch est un oiseau de haut vol. Un aigle fier parmi les merles, si l'on peut dire ; il n'irait pas confier une affaire importante au premier venu. Bon, alors ?

- Alors quoi ?

- Eh bien, le petit portefeuille ? Personnellement, je lui aurais flanqué de la cire à cacheter un peu partout, je l'aurais donné à un courrier dégourdi, qui aurait volé jusqu'à Moscou telle la troïka fendant le vent dans un tintement de grelots. Et puis j'aurais envoyé un télégramme chiffré, disant quelque chose

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dans le genre : " Du souverain des cieux, recevez ce don précieux. "

Dieu en était témoin, Eraste Pétrovitch n'était pas avide d'honneurs, ni de décorations, ni de gloire. Pour le bien de la cause, il aurait volontiers donné le portefeuille à Pyjov, car l'acheminement eût en effet été plus sûr avec un courrier. Mais il avait trop de fois repassé dans sa tête la scène de son retour triomphal auprès du chef, la remise solennelle du précieux portefeuille et le récit captivant des épreuves qu'il avait traversées... Allait-il se priver de tout cela ?

Fandorine ne put s'y résoudre. Il dit sévèrement :

- Le portefeuille est en lieu sûr dans une cachette. Je l'apporterai moi-même. J'en réponds sur ma vie. Mais surtout n'en prenez pas ombrage, Porfiri Marti-novitch.

- Eh bien, comme vous voulez, fit Pyjov sans insister. Cela m'enlève même un souci. J'ai déjà bien assez de mes secrets sans me charger de ceux des autres. Et puisqu'il est dans une cachette, qu'il reste dans la cachette. (Il se leva, laissant glisser son regard sur les murs nus de la chambre.) En attendant, reposez-vous, mon garçon. La jeunesse réclame du sommeil. Moi je suis un vieillard, je souffre de toute façon d'insomnie. Aussi, pendant ce temps, je vais faire le nécessaire pour votre canot. Demain (en fait aujourd'hui) à la pointe de l'aube, je serai chez vous. Je vous amènerai en bord de mer, je vous donnerai un baiser d'adieu et vous bénirai. Quant à moi, je resterai à végéter en terre étrangère tel un orphelin sans foyer. Oh, comme est dure la vie pour qui est loin de la patrie.