C'est alors que Porfiri Martinovitch, visiblement conscient d'avoir quelque peu forcé la dose, écarta les mains d'un air coupable.
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- Je suis désolé, je parle, je parle... Le russe vivant me manque, vous savez, et j'ai tendance à utiliser un langage ampoulé. Nos fins esprits de l'ambassade s'expriment surtout en français, si bien qu'il n'y a personne auprès de qui soulager son cour.
Dehors, l'orage grondait pour de bon, et, apparemment, il avait même commencé à pleuvoir. Pyjov se leva, sur le point de prendre congé.
- Je vais y aller. Ouille, ouille, ouille ! Les éléments se déchaînent.
Sur le seuil de la porte, il se retourna, caressa une dernière fois Fandorine du regard et, après une profonde inclination, se fondit dans l'obscurité du couloir.
Eraste Pétrovitch verrouilla la porte et secoua frileusement les épaules. La foudre manqua de peu tomber sur le toit.
Il fait sombre, il y a quelque chose d'effrayant dans cette misérable chambre, ouverte sur l'extérieur par une unique fenêtre donnant sur une cour empierrée, nue, sans le plus petit brin d'herbe. La tempête se déchaîne, le vent hurle, la pluie frappe, et dans le ciel d'un gris noir, la lune erre à travers les nuages qui se déchirent. Filtrant à travers les rideaux, un rayon jaune coupe la pièce en deux, s'étire jusqu'au lit où, inondé d'une sueur froide, Fandorine s'agite, en proie à un cauchemar. Il est entièrement habillé, chaussé, armé. Seul son revolver demeure à la même place, sous l'oreiller.
Accablée sous le poids de son crime, sa conscience envoie au malheureux Eraste Pétrovitch une vision d'horreur. Amalia, morte, se penche au-dessus de son
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lit. Ses yeux sont mi-clos, de sous ses cils s'écoule une goutte de sang, sa main tient une rosé noire.
- Que t'ai-je fait ? gémit plaintivement la morte. J'étais jeune et belle, j'étais seule et malheureuse. On m'a prise dans un filet, on m'a trompée, :>n m'a menti. Le seul homme que j'aimais m'a trahie. Tu as commis un grand péché, Eraste, tu as tué la beauté, or la beauté est un miracle divin. Tu as piétiné ce miracle. Pourquoi, pourquoi ?
La goutte de sang se détache de sa joue pour venir se poser sur le front tourmenté d'Eraste Pétrovitch, qui frissonne de froid et ouvre les yeux. Grâce à Dieu, il ne voit aucune Amalia. Un songe, rien qu'un songe. Cependant, sur son front, quelque chose de froid goutte à nouveau.
Qu'est-ce que c'est ? se demanda Eraste Pétrovitch avec un frémissement d'épouvanté en achevant de se réveiller, et il prêta l'oreille au hurlement du vent, au martèlement de la pluie, au grondement sourd du tonnerre. C'est quoi, ces gouttes ? Rien de surnaturel. Une fuite au plafond. Calme-toi, pauvre idiot, calme-toi.
Mais au même moment, doucement mais distinctement, un murmure se fit entendre derrière la porte :
- Pourquoi, pourquoi ? Et une fois encore :
- Pourquoi, pourquoi ?
C'est ma conscience impure, se dit Fandorine. C'est elle qui me donne des hallucinations. Mais sa pensée saine et rationnelle ne pouvait rien contre la peur odieuse et tenace qui pénétrait en lui par tous les pores de sa peau.
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Tout paraissait calme. Un éclair illumina les murs nus et gris, puis tout redevint sombre.
Mais, une minute plus tard, de légers coups frappés à la fenêtre retentirent. Toc-toc. Puis de nouveau : toc-toc-toc.
Du calme ! C'est le vent. Un arbre. Une branche contre la vitre. Rien que de normal.
Toc-toc. Toc-toc-toc.
Un arbre ? Quel arbre ? D'un bond, Fandorine se> mit sur son séant. Non, derrière la fenêtre, il n'y avait pas un seul arbre ! Seulement une cour vide. Seigneur, qu'était-ce ?
Le rai jaune entre les rideaux s'éteignit, devint gris. Visiblement, la lune était passée derrière les nuages. Mais, l'instant suivant, quelque chose de sombre, effrayant, mystérieux, ondula.
Faire n'importe quoi mais surtout ne pas rester allongé comme ça, la peur au ventre. Surtout ne pas sombrer dans la folie.
Eraste Pétrovitch se leva et, forçant ses jambes à lui obéir, il s'avança jusqu'à la fenêtre sans quitter des yeux l'effrayante tache sombre. Au moment précis où il tirait les rideaux, un éclair illumina le ciel et, derrière la vitre, Fandorine vit, face à lui, un visage d'une pâleur mortelle avec deux trous noirs à la place des yeux. Une main scintillant d'un éclat surnaturel, aux doigts écartés tels des rayons de lumière, glissa lentement à la surface de la vitre et là, Eraste Pétrovitch eut une réaction stupide et infantile : il poussa un sanglot irrépressible, fit un bon en arrière puis recula jusqu'à son lit, où il se jeta à plat ventre, la tête entre les mains.
Se réveiller ! Se réveiller au plus vite ! Notre père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive...
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Les coups à la vitre cessèrent. Il détacha son visage de l'oreiller, jeta un regard prudent en direction de la fenêtre, mais ne vit rien d'horrible - la nuit, la pluie, les éclairs. Son imagination lui avait joué un tour. Un tour à sa façon.
Heureusement, Eraste Pétrovitch se rappela les instructions du brahmane indien Chandra Johnson, qui enseignait l'art de bien respirer et de bien vivre. Le sage ouvrage stipulait :
Une respiration satisfaisante est le fondement d'une vie satisfaisante. Elle te soutient dans les moments difficiles de l'existence, en elle tu trouveras le salut, l'apaisement et la sérénité. Aspire la force vitale de prana, ne te hâte pas de l'expirer, retiens-la dans tes poumons. Plus ta respiration est lente et mesurée, plus il y a de force vitale en toi. Aura atteint la sérénité celui qui, ayant aspiré prana le soir, ne l'expirera qu'au matin.
Certes, pour ce qui était de la sérénité, Eraste Pétrovitch en était encore loin. Toutefois, grâce à ses exercices matinaux quotidiens, il avait appris à retenir son souffle pendant cent secondes. C'est donc à ce moyen fiable que, pour l'heure, il allait recourir. Il aspira une pleine poitrine d'air et se calma, " se fit arbre, pierre, herbe ". Et cela l'aida - les battements de son cour reprirent peu à peu un rythme régulier, la peur recula. A cent, Fandorine expira bruyamment, apaisé par la victoire de l'esprit sur la superstition.
Ce fut alors qu'un bruit résonna, qui le fit claquer des dents. Quelqu'un grattait à la porte.
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- Laisse-moi entrer, murmura une voix. Regarde-moi. J'ai froid. Laisse-moi entrer...
C'en est trop, s'indigna intérieurement Eraste Pétrovitch, rassemblant ce qui lui restait de fierté. Je vais immédiatement ouvrir la porte et me réveiller. Ou bien... Ou bien constater que ce n'est pas un rêve.
En deux bonds, il atteignit la porte, ouvrit le verrou et tira rageusement le battant vers lui. Et son élan désespéré s'arrêta là.
Sur le seuil, se tenait Amalia. Elle portait le même déshabillé de dentelle blanche que la veille, mais, cette fois, ses cheveux étaient emmêlés par le vent et la pluie, et sur sa poitrine s'étalait une tache de sang. Le plus effrayant de tout était son visage qui luisait d'une lumière surnaturelle et ses yeux fixes, comme éteints. Sa main blanche, d'où jaillissaient des étincelles, se tendit vers le visage d'Eraste Pétrovitch et lui effleura la joue - exactement comme la veille, à ceci près que de ses doigts émanait un froid si glacial que, sur le point de sombrer dans la folie, l'infortuné Eraste Pétrovitch recula d'un pas.