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prendrait-il pour arriver à ce fichu quai six ? Aurait-il le temps ?
- Reste tranquille, intima Morbid en donnant un coup de coude dans les côtes du prisonnier, qui n'arrêtait pas de se tortiller (de peur, sans doute).
- De toute manière, l'ami, qu'il gigote ou pas, le résultat sera le même, fit remarquer Frantz avec philosophie.
L'homme dans le sac s'agita encore un peu, poussa un cri sourd et se tut, visiblement résigné à accepter son sort (avant qu'il ait pu l'attraper, le maudit stylet lui avait cruellement tailladé le poignet).
- On est arrivés, annonça John en se haussant pour observer les environs. Il n'y a personne.
- Et qui voudrais-tu qu'il y ait en pleine nuit et sous cette pluie battante ? répliqua Frantz. Allez, remue-toi un peu. Après il faut encore qu'on retourne là-bas.
- Prends-le par les jambes.
Ils soulevèrent le paquet soigneusement ficelé et le portèrent jusqu'à une longue jetée de planches pour petites embarcations, qui, telle une flèche, s'étirait au-dessus de l'eau noire.
Eraste Pétrovitch entendit les planches qui craquaient sous les pas, le clapotis du fleuve. La délivrance était proche. A peine l'eau de la Tamise se refermerait-elle au-dessus de sa tête qu'il devrait trancher ses liens avec le stylet, éventrer le sac et, sans bruit, aller faire surface sous la jetée. Il attendrait que les autres partent, et il aurait gagné : le salut, la vie, la liberté. Cela paraissait si simple qu'une voix intérieure murmura à Fandorine : non, Eraste, dans la vie les choses ne se passent pas comme ça, une sale tuile va immanquablement te
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tomber dessus et tout ton merveilleux plan sera réduit à néant.
Hélas, en le prédisant, la petite voix avait attiré le malheur. La tuile ne tarda guère à se présenter - et non du fait du cauchemardesque mister Morbid, mais à l'initiative de ce brave Frantz.
- Attends, John, dit ce dernier lorsqu'ils s'arrêtèrent à l'extrémité de la jetée et déposèrent leur fardeau sur les planches. Ça ne se fait pas de jeter un homme vivant dans l'eau, comme si c'était un vulgaire chiot. Tu aimerais être à sa place, toi ?
- Non, répondit John.
- Et voilà, se réjouit Frantz. C'est bien ce que je te disais. Boire la tasse dans ce liquide pourri et immonde.... Br-r-r. Je ne souhaite ça à personne. Allez, faisons une bonne action : saigne-le d'abord pour qu'il ne souffre pas. Un bon coup et c'est fini, d'accord ?
Face à cet élan d'humanité, Eraste Fandorine commença à se sentir très mal, mais le bon, le merveilleux mister Morbid grogna :
- C'est ça, je vais salir mon couteau. Et éclabousser mes manches de sang, en plus. Comme si on ne s'était pas déjà donné assez de mal pour ce morveux. De toute façon, qu'il crève comme ça ou autrement... Et puis, si tu es si bon, étrangle-le avec ta corde, dans ce domaine tu n'as pas ton pareil. Moi, pendant ce temps, je vais chercher un morceau de ferraille.
Ses lourds pas s'éloignèrent, et Fandorine resta seul avec le petit Frantz au grand cour.
- Il n'aurait pas fallu nouer le haut du sac, prononça-t-il, réfléchissant tout haut. J'y ai laissé tout ce qui restait de ficelle.
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Eraste Pétrovitch émit un mugissement approbateur, qui voulait dire quelque chose comme : ne t'en fais pas, j'arriverai bien à m'en passer.
- Ah, le pauvre petit, soupira Frantz. Ces gémissements, ça vous arrache le cour. Du calme, mon garçon, n'aie pas peur. Pour toi, tonton Frantz ne va pas épargner sa ceinture.
On entendit des pas qui approchaient.
- Tiens, un bout de rail. Exactement ce qu'il fallait, tonna le majordome. Fourre-le sous la corde. Avec ça, il ne remontera pas avant un mois.
- Attends un peu, le temps que je l'étrangle.
- Va au diable avec ta sensiblerie ! Le temps presse, bientôt ce sera l'aube !
- Excuse-moi, fiston, dit Frantz, compatissant. Visiblement, c'était ton destin. Das hast du dir selbst zu verdanken '.
Ils ramassèrent Eraste Pétrovitch et le balancèrent.
- Azazel ! s'exclama Frantz d'une voix sévère et triomphante, et, dans la seconde qui suivit, le corps emmailloté percutait l'eau putride avec fracas.
Fandorine ne sentit ni le froid, ni même le poids de son scaphandre alourdi par les graisses en suspension, tant il était occupé à taillader avec son stylet la ficelle imbibée d'eau. Il eut surtout des difficultés avec la main droite, mais, dès que celle-ci fut libérée, tout alla très vite : un ! la main gauche vint à la rescousse de la droite ; deux ! le sac fut éventré de haut en bas ; trois ! le lourd morceau de rail s'enfonça dans la vase.
Le tout maintenant était de ne pas remonter prématurément à la surface. Eraste Pétrovitch donna
1. Tu l'as bien cherché.
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une impulsion avec les jambes, tandis qu'il tendait ses bras en avant et se frayait un chemin dans l'obscurité glauque. Quelque part, tout près, devaient se trouver les poteaux de soutènement de la jetée. Voilà, ses doigts venaient d'effleurer du bois gluant, recouvert d'algues. Doucement, sans se presseï, il fallait remonter le long du poteau. Sans un clapotis, sans un bruit.
Sous le plancher de bois de la jetée, l'obscurité était totale. Soudain, l'eau noire sortit silencieusement de ses entrailles une tache blanche et ronde. Dans le cercle blanc s'en forma un autre, petit et noir - c'était le conseiller titulaire Fandorine qui aspirait avidement l'air du fleuve. Cela sentait la pourriture et le kérosène. L'odeur magique de la vie.
Pendant ce temps, en haut, sur la jetée, on discutait tranquillement. L'homme caché en dessous distinguait chaque mot. Il était arrivé à Eraste Pétrovitch d'avoir les larmes aux yeux lorsqu'il imaginait, attendri, les termes dans lesquels ses amis et ses ennemis évoqueraient sa mémoire, celle d'un héros disparu prématurément, et les discours qui seraient prononcés au-dessus de sa tombe béante. On peut dire que toute sa jeunesse s'était nourrie de ces rêves. Aussi, quelle ne fut pas l'indignation du jeune homme quand il entendit de quelles futilités bavardaient ceux qui se considéraient comme ses assassins ! Pas un seul mot de celui sur qui s'étaient refermées les eaux sombres du fleuve - un être humain doué de cour et d'esprit, à l'âme noble et aux aspirations sublimes !
- A tous les coups, cette petite balade va me coûter une belle crise de rhumatisme, soupira Frantz. Il monte une telle humidité... Bon, mais qu'est-ce qu'on fait à attendre ici ? On y va, non ?
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- Pas encore.
- Ecoute, avec toute cette agitation, je n'ai même pas dîné. Qu'est-ce que tu en penses, on va nous donner quelque chose à nous mettre dans le ventre ou on nous a déjà concocté un nouveau boulot ?
- On n'a pas à le savoir. On fera ce qu'on nous dira de faire.
- On pourrait au moins avaler un peu de veau froid. J'ai le ventre qui gargouille... C'est vrai qu'on va devoir se tirer d'ici ? On commençait tout juste à s'acclimater, à se sentir chez soi... Et pourquoi ? Pourtant, tout s'est bien passé.
- Elle, elle sait pourquoi. Si elle a décidé ça, c'est qu'il le faut.
- Ça, c'est bien vrai. Elle ne se trompe jamais. Pour elle, je ferais n'importe quoi - je lui aurais même sacrifié mon propre père. Si j'en avais eu un, bien sûr. Aucune mère n'aurait jamais fait pour nous tout ce qu'elle a fait.
- Ça, c'est sûr... Bon, maintenant on peut y aller.
Eraste Pétrovitch attendit que les pas s'éloignent ; par sécurité, il compta encore jusqu'à trois cents et alors seulement il regagna la rive.
Quand, après plusieurs tentatives infructueuses, il parvint à grand-peine à se hisser sur le parapet, bas mais quasiment vertical, l'obscurité commençait déjà à se dissoudre, pressée par l'aube. Le supposé noyé tremblait de froid, claquait des dents et, pour couronner le tout, il était maintenant affligé d'un hoquet - visiblement, il avait ingurgité de l'eau putride. Mais cela ne retirait rien au bonheur d'être en vie. Eraste Pétrovitch promena un regard amoureux sur l'étendue grise du fleuve (de l'autre côté, de petites lumières brillaient amicalement), il s'attendrit devant un