- Je m'en fiche, j'ai tout (hic) mon temps. Je ne bougerai pas d'ici !
- Bien, alors écoute.
Et voici ce que narra Hippolyte.
* * *
- Crois-tu que je t'aie donné l'adresse d'Amalia comme ça, sans arrière-pensée ? Non, mon frère, il y a ici tout un jeu psychologique. Tu m'as plu, c'est fou ce que tu m'as plu. Il y a en toi quelque chose... Je ne sais pas, une sorte d'empreinte. J'ai le flair pour repérer les gens comme toi. Parfois, sur la tête de certaines personnes, c'est comme si je voyais un nimbe, tel un léger halo lumineux. Ces gens-là sont particuliers, le sort veille sur eux, les protège de tous les dangers. Pourquoi les protège-t-il ? Ils l'ignorent, comme je l'ignore moi-même. Si tu te bats en duel contre un tel homme, il te tue. Tu joues aux cartes, il te plume, quoi que tu puisses sortir de tes manches. J'ai vu ton halo lorsque tu m'as lessivé au stoss et après, quand tu nous as proposé de tirer au sort à celui qui se suiciderait. On rencontre rarement des gens comme toi. Tiens, par exemple, alors que nous marchions dans
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le désert du Turkestan, il y avait dans mon détachement un lieutenant du nom d'Oulitch. Il ne manquait jamais une occasion d'aller au feu, et cela ne lui faisait ni chaud ni froid, ça le faisait rire. Tu imagines, une fois, aux portes de Khiva, j'ai de mes propres yeux vu la garde du khan tirer une salve sur lui. Pas une égratignure ! Peu après, il a bu un peu de koumis trop fermenté, et basta, on a enterré Oulitch dans le sable. Pourquoi le Seigneur le protégeait-il dans les combats ? Mystère ! Eh bien toi, Erasme, tu es de ceux-là, tu peux me croire. Je t'ai aimé, je t'ai aimé à la minute précise où, sans la moindre hésitation, tu as pressé le revolver sur ta tempe et appuyé sur la détente. Seulement, Fandorine mon frère, mon affection est une réalité sournoise. Je ne peux aimer quelqu'un qui me soit inférieur, et j'envie mortellement quiconque m'est supérieur. Et je t'ai envié. J'étais jaloux de ton auréole, de ta veine insolente. Regarde, aujourd'hui, tu viens de sortir de l'eau comme si de rien n'était. Bien sûr, tu as l'air d'un chiot mouillé, mais tu es vivant et sans une seule égratignure.
Jusque-là Eraste Pétrovitch avait écouté avec le plus vif intérêt, rosissant même de plaisir et cessant pour un temps de trembler, mais au mot " chiot " il se renfrogna et, fâché, il hoqueta deux fois de suite.
- Mais ne sois pas vexé, je disais cela en toute amitié, fit Zourov en lui tapant sur l'épaule. Bref, j'ai alors pensé : c'est le destin qui me l'envoie. Amalia ne saurait manquer de s'enticher d'un tel homme. Pour peu qu'elle le regarde d'un peu plus près, elle s'y laissera prendre. Et ainsi j'en aurai terminé, je serai une fois pour toutes débarrassé de cette hantise satanique. Elle me laissera en paix, cessera de me torturer, de me promener au bout d'une chaîne, tel
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un ours de foire. Qu'elle aille donc tourmenter ce gosse avec ses supplices. Et ainsi, je t'ai donné le fil à suivre, je savais que tu ne renoncerais pas à ton but... Mets ce manteau sur tes épaules et, tiens, avale une gorgée de ça. Tu es tout grelottant.
Tandis que, claquant des dents, Fandorine buvait un fond de rhum de la Jamaïque au goulot d'une grande flasque, Hippolyte lui jeta sur les épaules son manteau noir de dandy à la doublure de satin écar-late, puis, d'un mouvement des pieds expéditif, il fit rouler le cadavre de Pyjov jusqu'à la limite du rebord, et, le hissant par-dessus le parapet, il le jeta dans le fleuve. Le corps pénétra dans l'eau avec un bruit sourd, et il ne resta de l'indigne secrétaire de gouvernement qu'une flaque sombre sur une dalle de pierre.
- Procure la paix, Seigneur, à ton serviteur Je-ne-sais-pas-comment-il-s'appelait, prononça Zourov avec dévotion.
- Py... Pyjov, hoqueta de nouveau Eraste Pétrovitch, qui toutefois, grâce au rhum, ne claquait plus des dents. Porfiri Martinovitch Pyjov.
- De toute manière je ne retiendrai pas son nom, dit Hippolyte avec un haussement d'épaules indifférent. Et puis qu'il aille au diable. De toute évidence, c'était un sale petit bonhomme. Tirer sur un homme désarmé... pff. C'est qu'il avait bel et bien l'intention de te tuer, Erasme. Et, soit dit en passant, je t'ai sauvé la vie, tu l'avais compris ?
- J'avais compris, j'avais compris. Mais poursuis ton récit.
- Eh bien, s'il faut poursuivre, poursuivons. Je t'ai donc donné l'adresse d'Amalia et, dès le lendemain, j'ai sombré dans une mélancolie, un cafard tel que Dieu t'en préserve. Je buvais, j'allais voir les filles
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et j'ai paumé jusqu'à cinquante mille roubles au jeu, mais rien n'y faisait. Impossible de dormir, impossible de manger. Boire, ça, je pouvais. Je vous voyais sans cesse toi et Amalia, en train de flirter, en train de vous moquer de moi. Parfois, et c'était pire que tout, vous sembliez m'avoir complètement oublié. J'ai passé ainsi dix jours à broyer du noir, jusqu'au moment où j'ai senti que je risquais de devenir timbré. Jean, mon laquais, tu te souviens de lui ? Il est à l'hôpital. Il est venu me casser les pieds avec ses sermons, et, résultat, je lui ai déplacé le nez et cassé trois côtes. Honte à moi, Fandorine mon frère. J'étais comme fou. Au onzième jour, j'ai explosé. Je me suis dit : ça suffit, je les tue tous les deux et ensuite j'en finis avec moi. Quoi qu'il arrive, rien ne sera pire que maintenant. Quant à savoir comment j'ai traversé l'Europe, on pourrait me couper en morceaux que je serais incapable de m'en souvenir. Il faut dire que je pitanchais comme un chameau du Karakoum. Alors que l'on traversait l'Allemagne, j'ai balancé deux Prussiens hors du train. En fait, je n'en suis pas très sûr. Il est possible que je l'aie rêvé. Je n'ai repris mes esprits qu'une fois arrivé à Londres. Là, première chose : le Winter Queen. Elle n'y est pas, toi non plus. L'hôtel est minable. De toute sa vie, Amalia n'a jamais séjourné dans un tel trou à rats. Le portier, cet animal, ne sait pas un seul mot de français. Quant à moi, ma connaissance de la langue anglaise se limite à " bateule ouiski " et " mouve yor as! ", expressions que j'ai apprises d'un enseigne de vaisseau et qui signifient : " Une bouteille de gnôle, et
plus vite que ça. " J'interroge sur miss Olsen cet avorton de portier anglais, lequel baragouine quelque chose dans son sabir, secoue sa caboche et indique je ne sais quoi derrière lui. En fait, il veut dire : " Elle a déménagé d'ici, mais où ? mystère. " Ensuite, je passe à toi : " Fandorine, je lui dis, Fandorine, mouve yor as. " Et là - surtout ne va pas te vexer -, les yeux lui sortent carrément de la tête. Visiblement, en anglais ton nom sonne comme quelque chose de pas très convenable. En un mot comme en cent, le larbin et moi avons le plus grand mal à parvenir à une compréhension mutuelle. Comme je ne vois rien d'autre à faire, je décide de m'installer dans ce nid à punaises, et j'y reste. Mon emploi du temps est simple. Le matin je vais voir le portier et je lui demande : " Fandorine ? " II me fait une courbette et répond : " Mor-nine, seu1. " Ce qui veut dire : " II n'est pas encore arrivé. " Je vais alors au mastroquet d'en face, où j'ai établi mon poste d'observation. C'est d'un ennui mortel, les gueules autour sont sinistres, mais, heureusement, j'ai " bateule ouiski " et " mouve yor as " pour me réconforter. Au début, le tenancier me regardait comme une bête curieuse, puis il s'est habitué, et maintenant il m'accueille comme quelqu'un de la famille. Grâce à moi, son commerce s'est animé : les gens se pressent chez lui pour me voir siffler l'eau-de-vie par verres entiers. Mais ils ont peur de s'approcher et regardent de loin. J'ai appris de nouveaux mots : " djine " - c'est un alcool de genièvre ; " ram " - c'est le rhum ; " brendi " - c'est un cognac dégueulasse. Bref, j'étais prêt à rester à mon poste d'observation jusqu'à la crise de delirium tremens quand, le
1. Bottle whisky, " une bouteille de whisky " ; move your ass, " bouge tes fesses ".
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1. Moming, sir, " bonjour, monsieur ".
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quatrième jour, Allah soit loué, tu as débarqué. Tu es arrivé comme un vrai dandy, avec moustaches et voiture laquée. A propos, tu as eu tort de les raser, elles te donnaient fière allure. Tiens, je me dis, le petit paon fait la roue. Mais pour ce qui est de " miss Olsen ", des clous, il peut toujours attendre. Mais, à toi, cette canaille de portier ne chante pas du tout la même chanson qu'à moi, et je décide de rester caché, d'attendre que tu me mettes sur la bonne piste et d'agir alors en fonction de la donne. Je t'ai suivi dans la rue, tel un flic en filoche. J'avais complètement perdu la boule. Quand je t'ai vu te mettre d'accord avec le cocher, j'ai immédiatement réagi : j'ai pris un cheval à l'écurie et j'ai enveloppé ses sabots avec des serviettes de toilette de l'hôtel pour qu'ils ne fassent pas de bruit. Ce sont les Tchétchènes qui font ça avant de passer à l'attaque. Enfin, pas avec des serviettes d'hôtel mais avec des chiffons quelconques, tu avais compris ?