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Eraste Pétrovitch se remémora la nuit précédente. Il avait eu tellement peur de laisser échapper Morbid qu'il n'avait même pas songé à regarder derrière lui. Or, il s'avérait que la filature était double.

- Quand tu as grimpé en direction de sa fenêtre, j'ai senti en moi comme un volcan en fusion, poursuivit Hippolyte. Je me suis mordu la main jusqu'au sang. Tiens, regarde. (Il fourra sous le nez de Fando-rine sa belle main puissante, où, effectivement, entre le majeur et l'index, apparaissaient des traces de morsures formant une demi-lune parfaitement régulière.) Bon, cela suffit, me dis-je. Maintenant, ce sont d'un coup trois âmes qui vont s'envoler - l'une au ciel (c'est à toi que je pensais), les deux autres directement en enfer... Pour une raison que j'ignore, tu t'es

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attardé un instant près de la fenêtre puis, rassemblant ton courage, tu as enjambé le rebord. Il ne me restait plus qu'un seul espoir : peut-être allait-elle te chasser. Elle n'aime pas qu'on lui force la main, elle préfère tout régenter elle-même. J'attends, le cour battant, les jambes flageolantes. Brusquement, la lumière s'éteint, un coup de feu, puis son cri ! Oh, mon Dieu, pensai-je, cette tête brûlée d'Erasme l'a tuée. Elle l'a bien cherché ! Tant va la cruche à l'eau... Et alors, Fandorine mon frère, le désespoir s'est abattu sur moi, comme si j'étais absolument seul au monde et que je n'eusse plus aucune raison de vivre... Je savais qu'elle terminerait mal, j'avais moi-même songé à en finir avec elle, mais tout de même... Tu m'as bien vu, hein, quand tu es passé près de moi en courant ? Je suis resté figé, comme paralysé, je ne t'ai même pas appelé. J'étais dans une sorte de brouillard... Puis le miracle s'est produit, suivi d'événements de plus en plus étranges. Tout d'abord, il s'est avéré qu'Amalia était en vie. Manifestement, tu l'avais manquée dans l'obscurité. Elle hurlait et houspillait les serviteurs, si fort que les murs en tremblaient. Elle ordonne quelque chose en anglais, les larbins accourent, s'agitent dans tous les sens, fouillent le jardin. Moi, je suis caché dans les fourrés. Dans ma tête, c'est la pagaille la plus totale. Je me fais l'impression d'être le mort dans une partie de préférence. Tous participent au jeu, moi seul suis là à ne rien faire. Non, cela ne peut pas durer, me dis-je. Pour qui me prend-on, à la fin ? De toute sa vie, Zourov ne s'est jamais fait rouler. Au fond du jardin se trouve une maisonnette de gardien condamnée, pas plus grande que deux niches de chien. J'arrache la planche qui barre l'entrée, je me mets aux aguets,

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je commence à en avoir l'habitude. J'observe tout ce qui se passe, l'oil grand ouvert et l'oreille tendue. Le satyre épiant Psyché. De leur côté, c'est un tohu-bohu incroyable ! On dirait l'état-major avant le passage en revue des troupes par l'empereur. Les serviteurs entrent et sortent de la maison, Amalia crie contre les uns et les autres, des facteurs apportent des télégrammes. Je n'arrive pas à comprendre : qu'est-ce qu'a bien pu lui faire mon Erasme ? Il a pourtant tout d'un garçon bien élevé. Qu'est-ce que tu lui as fait, hein ? Tu as voulu reluquer le lys qu'elle avait sur l'épaule, ou quoi ? Non, elle n'a pas de lys sur l'épaule, ni sur aucune autre partie du corps. Alors raconte, ne me fais pas languir.

Eraste Pétrovitch se contenta d'un geste impatient de la main, comme pour dire : " Continue, l'heure n'est pas à ce genre d'idioties. "

- En tout cas, tu as donné un sacré coup de pied dans la fourmilière. Ton défunt ami (Zourov fit un signe de tête en direction du fleuve, où Porfiri Marti-novitch avait rejoint se dernière demeure) est venu deux fois. La seconde hier soir, juste avant...

- Ce qui veut dire que tu es resté toute la nuit et toute la journée du lendemain ? s'étonna Fandorine. Sans manger et sans boire ?

- Oh, je peux tenir un bon bout de temps sans manger, pourvu que j'aie à boire. Et c'était le cas, expliqua Zourov en tapotant sa flasque. Bien sûr, j'ai dû me rationner. Deux gorgées à l'heure. C'est difficile, mais lors du siège de Makhram j'ai enduré bien pire, je te raconterai ça plus tard. Pour faire un peu d'exercice, j'ai quitté deux fois ma cachette, le temps d'une petite visite à ma jument. Je l'avais attachée à la clôture d'un parc voisin. Je lui cueille de l'herbe, je

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lui parle un peu pour qu'elle ne s'ennuie pas, et je regagne ma petite baraque de gardien. Chez nous, une jument laissée toute seule aurait été volée en moins de deux, mais les gens d'ici sont mollassons et pas dégourdis pour un sou. L'idée ne leur en est même pas venue. Le soir, ma jument isabelle m'a été drôlement utile. Quand le défunt (Zourov indiqua de nouveau le fleuve) a débarqué pour la deuxième fois, tes ennemis se sont aussitôt mis en branle. Imagine le tableau. En tête, tel Bonaparte, Amalia en coupé, avec deux solides gaillards sur la banquette du cocher. Derrière, en phaéton, le défunt. Et ensuite deux laquais en calèche. Enfin, loin derrière, moi sur ma jument isabelle - quatre serviettes de toilette trottinant dans l'obscurité. (Hippolyte éclata d'un gros rire et regarda fugitivement la ligne rouge de l'aube qui s'étirait le long du fleuve.) Nous sommes arrivés dans un endroit perdu, rappelant les pires quartiers de Pétersbourg. Bicoques lépreuses, entrepôts, crasse. Le défunt est allé rejoindre Amalia dans son coupé, visiblement pour tenir conseil. J'ai attaché ma jument sous un porche, afin d'observer la suite des événements. Le défunt est entré dans une maison à l'enseigne de je ne sais quoi, où il est resté une demi-heure. Le temps a alors commencé à se gâter. Dans le ciel, c'est une vraie canonnade, la pluie commence à tomber. J'ai beau être trempé, je reste - c'est trop intéressant. Le défunt reparaît, il court vers le coupé d'Amalia, où il grimpe à la hâte. Nouveau conciliabule, sans doute. L'eau me dégoulinait dans le col et ma flasque se vidait irrésistiblement. J'étais sur le point de leur jouer la scène du Christ apparaissant au peuple, de chasser toute cette canaille et d'exiger une réponse d'Amalia quand, brusquement, la por-

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tière du coupé s'est ouverte et j'ai vu une chose diabolique.

- Une apparition ? demanda Fandorine. Qui scintillait ?

- Exact. Brrr, à en avoir la chair de poule. Je n'ai pas réalisé immédiatement que c'était Amalia. Les choses sont redevenues intéressantes. Elle se conduisait de façon singulière. Elle entre d'abord par la même porte que le défunt un peu plus tôt et en ressort presque immédiatement pour disparaître sous le porche voisin puis, de nouveau, elle s'engouffre dans la maison, les laquais à sa suite. Quelques instants plus tard, ils sortent une espèce de sac ambulant. Ce n'est que plus tard que j'ai compris que c'était toi qu'ils avaient capturé, mais sur le moment ça ne m'est pas venu à l'esprit. Puis la troupe se scinde : Amalia et le défunt partent en coupé, suivi du phaé-ton, tandis que les deux laquais avec le sac, c'est-à-dire toi, montent dans la calèche et prennent une autre direction. Bon, me dis-je, ce sac, ce n'est pas mon affaire. Ce qu'il faut, c'est sauver Amalia ; elle s'est embringuée dans une sale histoire. Je suis donc le coupé et le phaéton - les sabots de ma jument : tiap-tiap, tiap-tiap. Nous n'allons pas très loin, et stop. Je mets pied à terre et je tiens ma jument par le museau pour l'empêcher de hennir. Le défunt descend du coupé et dit (la nuit est calme, on entend de loin) : " Non vraiment, ma chérie, je préfère vérifier pour en avoir le cour net. Ce gosse est malin comme un singe. Et si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver. " Ma première réaction a été la fureur : " ma chérie ", tu parles, espèce de minable. Puis, brusquement, j'ai une illumination. N'était-ce pas d'Erasme qu'il était question ? (Hippolyte hocha