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la tête, visiblement fier de sa perspicacité.) La suite est simple. Le cocher du phaéton est venu prendre place sur la banquette du coupé. Et moi j'ai suivi le défunt. Je me suis posté là-bas, au coin, dans l'espoir de comprendre enfin quelle crasse tu avais bien pu leur faire. Mais comme vous parliez à voix basse, j'entendais que dalle. A ce moment-là, je ne songeais pas à tirer, d'autant qu'il faisait trop sombre pour être sûr de faire mouche, mais lui, il t'aurait tué à tous les coups - je l'ai vu à son dos. Pour ces trucs-là, mon frère, j'ai l'oil. Et alors, quel tir ! Tu crois que c'est pour rien que Zourov s'entraîne à percer des pièces de cinq kopecks ? Cette fois, j'ai tiré en pleine nuque, à quarante pas, et en plus on doit tenir compte de l'éclairage.
- Disons, pas tout à fait quarante, prononça distraitement Eraste Pétrovitch, pensant à autre chose.
- Comment ça, pas tout à fait quarante ? ! s'exclama Hyppolite, offusqué. Tiens, tu n'as qu'à vérifier !
Et il entreprit de compter ses pas (sans doute un peu courts), mais Fandorine l'arrêta.
- Où vas-tu maintenant ? Zourov s'étonna :
- Comment cela, où je vais ? Je vais t'aider à reprendre figure humaine, tu vas m'expliquer clairement tout ce bazar, nous allons prendre un petit déjeuner, puis j'irai chez Amalia. Je l'abattrai, cette vipère, et qu'elle aille au diable. Ou bien je l'emmènerai avec moi. Dis-moi seulement une chose : toi et moi, nous sommes alliés ou rivaux ?
- Eh bien voilà, fit Eraste Pétrovitch en plissant le front et en se frottant les yeux d'un air las. Un, je n'ai besoin d'aucune aide. Deux, je ne t'expliquerai
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rien du tout. Trois, abattre Amalia est une bonne idée, pourvu seulement qu'ils ne te trouent pas la peau avant. Quatre, je ne suis absolument pas ton rival, j'en ai par-dessus la tête de cette bonne femme. - Peut-être qu'il est tout de même mieux de la tuer, fit Zourov, songeur. Adieu, Erasme. Et à la prochaine, si Dieu le veut.
Après les turbulences de la nuit et en dépit de toute son intensité, la journée d'Eraste Pétrovitch parut plus ou moins décousue, tel un assemblage d'éléments disparates, sans véritable lien les uns avec les autres. Fandorine avait été capable de réfléchir, de prendre des décisions sensées, voire d'agir, mais tout avait semblé s'enchaîner de soi-même, indépendamment d'un scénario global. Le dernier jour de juin resterait dans la mémoire de notre héros comme une série d'images fortes entrecoupées de vides.
C'est le matin sur le bord de la Tamise, dans le quartiers des docks. Le temps est calme et ensoleillé, l'air est frais après l'orage. Eraste Pétrovitch est assis sur le toit de tôle du hangar, avec son linge de corps pour tout vêtement. Près de lui sont étalés ses effets mouillés et ses bottes, dont la tige de l'une est décousue. Son passeport ouvert et ses billets de banque sèchent au soleil. Les pensées de l'homme sauvé des eaux s'embrouillent, s'égarent, mais finissent toujours par reprendre leur direction principale.
Ils me croient mort, et je suis vivant - et d'un. Ils pensent que personne d'autre ne les soupçonne, mais je suis là - et de deux. Le portefeuille est perdu - et
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de trois. Personne ne me croira - et de quatre. On va m'enfermer dans une maison de fous - et de cinq...
Non, reprenons. Ils ne savent pas que je suis vivant - et de un. Ils ne me cherchent plus - et de deux. Avant qu'ils s'aperçoivent de la disparition de Pyjov, il se passera un certain temps - et de trois. Il est maintenant possible de s'adresser à l'ambassade et d'envoyer une dépêche codée au chef - et de quatre...
Non. Pas à l'ambassade. Et si jamais il y avait là-bas d'autres Judas que Pyjov ? Amalia serait mise au courant, et il faudrait tout recommencer depuis le début. Par principe, dans cette histoire, il ne faut se fier à personne. Sinon au chef. Or, dans le cas présent, lui envoyer un télégramme n'est pas non plus une bonne idée. Il en conclurait que ses impressions d'Europe ont fait perdre la tête à Fandorine. Envoyer une lettre à Moscou ? C'est possible, mais elle arriverait trop tard.
Comment faire ? Comment faire ? Comment faire ?
Selon le calendrier local, nous sommes le dernier jour de juin. Aujourd'hui, Amalia va tirer un trait sous sa comptabilité du mois et envoyer un pli à Pétersbourg à l'attention de Nicholas Croog. Le premier à tomber sera le conseiller d'Etat actuel, un homme méritant, avec des enfants. Il est sur place, à Pétersbourg, ils auront vite fait de mettre la main sur lui. C'est d'ailleurs assez stupide de la part des conspirateurs d'écrire à Londres depuis Pétersbourg pour recevoir une réponse de nouveau à Pétersbourg. Ce sont les inconvénients du système. De toute évidence, les filiales de l'organisation secrète ne savent pas où est basé le quartier général. A moins que celui-ci ne change régulièrement de pays. Aujourd'hui à Pétersbourg, dans un mois ailleurs. Et si, en fait de
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quartier général, il n'y avait qu'un seul homme? Qui ? Croog ? Ce serait trop simple, mais encore fallait-il anêter Croog avec le pli.
Comment arrêter ce courrier ?
D'aucune façon. C'est impossible.
Stop. Si on ne peut pas l'arrêter, il est en revanche possible de le devancer !
Combien de jours le courrier met-il jusqu'à Pétersbourg ?
La scène suivante se joue quelques heures plus tard, dans le bureau du directeur du secteur centre-est de la poste de Londres. Le directeur est flatté -Fandorine s'est présenté comme un prince russe -et appelle le jeune noble prince ou Your Highness ', prononçant ce titre avec un plaisir non dissimulé. Eraste Pétrovitch est vêtu d'une élégante jaquette et tient une canne, sans laquelle un authentique prince ne peut se concevoir.
- Je suis vraiment désolé, prince, mais vous allez perdre votre pari, explique pour la troisième fois le directeur à ce Russe quelque peu obtus. Votre pays est membre de l'Union postale internationale qui a été constituée il y a deux ans et qui regroupe vingt-deux Etats représentant plus de trois cent cinquante millions d'habitants. L'ensemble de la zone applique les mêmes règlements et les mêmes tarifs. Si une lettre est expédiée de Londres aujourd'hui 30 juin, par envoi express, vous n'avez aucun moyen de la devancer - dans six jours très exactement, le 6 juillet au matin, elle sera au bureau de poste de Saint-
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Pétersbourg. Enfin pas le 6, mais à la date correspondant à votre calendrier.
- Et pourquoi peut-elle arriver à cette date et pas moi ? demande le " prince ", continuant de ne pas comprendre. Elle n'arrive pas par les airs, que je sache !
Le directeur explique d'un air important :
- Voyez-vous, Votre Grandeur, les paquets portant le tampon " express " sont acheminés sans qu'une seule minute soit perdue. Supposons que vous preniez le même train que ladite lettre à la gare de Waterloo. A Douvres, vous vous retrouvez dans le même vapeur. A Paris, vous arrivez en même temps à la gare du Nord.
- Et alors, où est le problème ?
- Il est en cela, triomphe le directeur, que rien n'est plus rapide que la poste express ! Vous êtes arrivé à Paris, et vous devez changer de train pour prendre celui de Berlin. Vous devez acheter un billet - en effet, vous ne l'avez pas commandé à l'avance. Il vous faut trouver un fiacre et traverser le centre-ville pour rejoindre l'autre gare. Vous devez attendre le train de Berlin qui ne part qu'une fois par jour. Maintenant, revenons à notre lettre express. De la gare du Nord, grâce à une draisine spéciale de la poste empruntant la voie ferrée circulaire, elle est amenée au premier train qui part en direction de l'Est. Cela peut très bien ne pas être un train de voyageurs mais un convoi de marchandises pourvu d'un wagon postal.