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- Mais cela, je peux aussi le faire ! s'énerve Eraste Pétrovitch.

A quoi le patriote de la cause postale répond sévèrement :

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- Peut-être qu'en Russie de telles choses sont admises, mais pas en Europe. Et en supposant même que vous puissiez soudoyer un Français, au changement à Berlin vous n'obtiendrez rien : en Allemagne, les fonctionnaires des postes comme ceux des chemins de fer sont renommés pour leur intégrité.

- Est-ce possible que tout soit perdu ? s'écrie en russe Fandorine, au comble du désespoir.

- Pardon ?

- Ainsi, selon vous, j'ai perdu mon pari ? demande tristement le " prince ", passant de nouveau à l'anglais.

- A quelle heure exactement la lettre est-elle partie ? De toute façon, peu importe. Quand bien même vous vous précipiteriez directement d'ici à la gare, vous arriveriez trop tard.

Les dernières paroles de l'Anglais produisent sur l'aristocrate russe un effet magique.

- A quelle heure ? Mais oui, bien sûr ! Aujourd'hui nous sommes encore en juin ! Morbid n'ira récupérer les lettres que ce soir à dix heures ! Le temps qu'elle les recopie... Qu'elle les code ? Mais oui, c'est évident, elle ne va pas les envoyer directement en clair. Elle les traduit forcément en langage crypté ! Ce qui veut dire que le pli ne partira que demain ! Et qu'il arrivera non pas le 6 mais le 7 ! Le 25 juin, selon notre calendrier ! J'ai donc une journée d'avance !

- Je ne comprends rien, prince, dit le directeur en écartant les mains.

Mais Fandorine n'était déjà plus dans son bureau, la porte venait de claquer derrière lui.

- Your Highness, votre canne ! cria en vain le directeur, avant d'ajouter : Ah, ces boyards russes...

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Et, enfin, cette journée éprouvante, comme embrumée, mais très importante, arrive à son terme. Sur les eaux de la Manche, le dernier coucher de soleil du mois offre une débauche de lumière et de couleurs. Le vapeur Duke ofGloucester fait cap sur Dun-kerque. Fandorine se tient en proue, vêtu comme un authentique Britannique : casquette, costume à carreaux et pèlerine écossaise. Il n'a d'yeux que pour la côte française qui se rapproche avec une lenteur insupportable. Pas une seule fois Eraste Pétrovitch ne se retourne pour regarder les falaises de Douvres

Ses lèvres murmurent :

- Pourvu seulement qu'elle attende demain. Pourvu seulement qu'elle attende...

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Le délicieux soleil estival dessinait des carrés dorés sur le sol de la salle des opérations de la poste centrale de Pétersbourg. A la tombée du soir, l'un d'eux, se muant en long rectangle, s'étira jusqu'au guichet " Poste restante " et réchauffa instantanément le comptoir. L'atmosphère étouffante prêtait à la somnolence, une mouche voletait avec un bourdonnement apaisant, et le préposé assis derrière son guichet était accablé de chaleur - heureusement, le flot des usagers commençait progressivement à se tarir. Encore une petite demi-heure, et la poste fermerait ses portes. Il n'y aurait plus alors qu'à rendre le registre et à rentrer à la maison. Le préposé (de son nom Kondrati Kondratiévitch Chtoukine, dix-sept ans de service au sein de l'institution postale, parcours glorieux depuis le statut de simple postier à celui de fonctionnaire de quatorzième classe) délivra un paquet en provenance de Rével à une vieille Finnoise répondant au curieux nom de Pyrvu et regarda si l'Anglais était toujours assis à attendre.

L'Anglais était bien là, fidèle à son poste. Pour une nation opiniâtre, c'en était une. L'homme était arrivé dès le matin, alors que la poste ouvrait à peine, et

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était resté toute la journée dans la même position, assis près du mur avec son journal, sans manger ni boire, et même, pardonnez-moi, sans s'absenter une seule fois pour assouvir un besoin naturel. Une véritable statue. Visiblement, quelqu'un lui avait donné rendez-vous ici et n'était pas venu - chose très fréquente chez nous, mais qui ne viendrait pas à l'esprit d'un Britannique, par nature discipliné et ponctuel. A chaque fois qu'un individu, surtout s'il avait une allure étrangère, s'approchait du guichet, l'Anglais se redressait et faisait même glisser ses lunettes à verres bleu foncé sur le bout de son nez. Mais il ne s'agissait jamais de la personne attendue. Un Russe se serait énervé depuis bien longtemps et, avec force gesticulations, aurait pris à témoin toutes les personnes présentes, alors que celui-là se rasseyait tranquillement et se replongeait dans son Times.

A moins qu'il n'ait nulle part où aller. Il était venu ici directement depuis la gare - en témoignaient son costume à carreaux et son sac de voyage -, où, contrairement à ce qu'il croyait, personne n'était venu l'accueillir. Quelle autre solution avait-il ? De retour de déjeuner, Kondrati Kondratiévitch, prenant en pitié le fils d'Albion, envoya le portier Tryphon lui demander s'il n'avait besoin de rien, mais l'homme au costume à carreaux se contenta de secouer la tête d'un air irrité et de donner une pièce de vingt kopecks à Tryphon (Laisse-moi tranquille. - Bien, comme tu voudras).

Soudain, au guichet, se présenta un bonhomme, apparemment un cocher, qui tendit un passeport froissé :

- Regarde donc, mon brave, s'il n'y aurait pas quelque chose pour Kroug Nikola Mitrofanitch.

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- En provenance d'où ? demanda sévèrement Kondrati Kondratiévitch en prenant le passeport. La réponse fut inattendue :

- D'Angleterre, de la ville de Londres.

Le plus étonnant était que le courrier de Londres était effectivement là, mais classé à la lettre latine C, et non à la lettre K. Ça, par exemple, regardez-moi où il se trouve, ce " Mr Nicholas M. Croog " ! C'est fou ce qu'on peut voir, à la poste restante !

- Et c'est vraiment toi ? demanda Chtoukine, moins par méfiance que par curiosité.

- T'en fais pas, c'est bien moi, répondit plutôt grossièrement le cocher avant de glisser sa grosse patte à travers le guichet et de saisir l'enveloppe jaune portant le tampon " express ".

Kondrati Kondratiévitch lui fourra le registre sous le nez.

- Tu sais signer ?

- Pas plus mal que d'autres.

Et le mufle de gribouiller deux grands jambages dans la colonne " Reçu ".

Après avoir suivi le déplaisant personnage d'un oil furieux, Chtoukine porta machinalement son regard sur l'Anglais, mais celui-ci avait disparu. Sans doute avait-il fini par se lasser d'attendre en vain.

Le cour défaillant, Eraste Pétrovitch attendit le cocher dans la rue. Lui, Nicholas Croog, c'était vraiment la meilleure ! Plus on avançait, moins c'était clair. Mais l'essentiel était que ces six jours de marche forcée à travers l'Europe n'avaient pas été perdus inutilement ! Il avait devancé, rattrapé, intercepté ! Désormais, il avait quelque chose à présenter au

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chef. Pour autant qu'il ne laisse pas ce Kroug lui échapper.

A quelques pas de la poste, le cocher engagé pour la journée somnolait. L'inactivité forcée l'avait complètement abruti et il regrettait amèrement de n'avoir demandé que cinq roubles à ce drôle de monsieur, alors que pareille torture en méritait bien six. Voyant enfin reparaître son client, le cocher se redressa et ramassa les rênes, mais Eraste Pétrovitch ne regarda même pas de son côté.

L'objet apparut. Il descendit les marches, remit sa casquette bleue et se dirigea vers un landau arrêté non loin. Fandorine, sans hâte excessive, entreprit de le suivre. A la hauteur du landau, l'objet s'arrêta, retira de nouveau sa casquette et, s'inclinant, tendit l'enveloppe jaune. Par la fenêtre, une main d'homme gantée de blanc saisit le pli.