Fandorine accéléra alors le pas, dans l'espoir de parvenir à voir le visage de l'inconnu. Et il y parvint.
A l'intérieur du landau, examinant à la lumière les sceaux imprimés sur la cire à cacheter, était assis un homme aux cheveux roux, aux yeux verts perçants et à la peau claire parsemée de taches de rousseur. Eraste Pétrovitch le reconnut immédiatement : mister Gerald Cunningham en personne, pédagogue brillant, ami des orphelins et bras droit de lady Esther.
Moralité, le cocher avait attendu pour rien, l'adresse de mister Cunningham ne serait guère difficile à découvrir. Mais, en attendant, il y avait plus urgent.
Une surprise attendait Kondrati Kondratiévitch : l'Anglais était de retour. Mais, maintenant, il semblait terriblement pressé. Il se précipita vers le comp-
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toir où l'on envoyait les télégrammes, passa carrément sa tête à travers le guichet et se mit à dicter un message très urgent à Mikhaïl Nikolaiévitch, lequel commença lui aussi à s'affairer, à se dépêcher, ce qui d'ordinaire lui ressemblait peu.
Cela piqua la curiosité de Chtoukine. Il se leva (par chance, il n'y avait personne à son guichet) et, tout en ayant l'air de se dégourdir les jambes, il se dirigea vers l'autre bout de la salle où se trouvait le télégraphe. Il s'arrêta près de Mikhaïl Nikolaiévitch, qui s'activait, l'air absorbé, puis, se penchant légèrement, il lut, griffonné hâtivement :
A la Direction de la police judiciaire de Moscou. Extrêmement urgent. Au conseiller d'Etat monsieur Brilling. Suis de retour. Prière me contacter sans délai. Attends réponse près de l'appareil. Fandorine.
Ah voilà, maintenant c'était clair. Chtoukine regarda " l'Anglais " d'un oil nouveau. Il était donc de la police judiciaire. Il arrêtait les malfaiteurs. Ça, par exemple !
L'agent faisait les cent pas dans la salle depuis à peine une dizaine de minutes quand Mikhaïl Nikolaiévitch, qui était resté à attendre près de l'appareil, lui fit un signe de la main et lui tendit la bande du télégramme de réponse.
A M. FANDORINE. MONSIEUR BRILLING SE TROUVE A ST PETERSBOURG. ADRESSE : KATE-NINSKAÏA, MAISON SIVERS. FONCTIONNAIRE DE GARDE LOMEÏKO.
Pour une raison quelconque, cette information remplit l'homme au costume à carreaux d'une joie indicible. Il alla même jusqu'à frapper dans ses mains et demanda à Chtoukine, qui observait la scène avec le plus vif intérêt :
- Rue Katéninskaïa, où est-ce ? C'est loin ?
- Pas du tout, monsieur, répondit poliment Kon-drati Kondratiévitch. C'est très commode pour y aller. Prenez le fiacre collectif, descendez à l'angle de Nievski et de Litieïny, puis...
- Inutile, j'ai mon cocher, l'interrompit l'agent, ramassant son sac de voyage et se précipitant vers la sortie.
La rue Katéninskaïa plut énormément à Eraste Pétrovitch. Elle rappelait au détail près les rues les plus respectables de Berlin ou de Vienne : asphalte, lampadaires électriques modernes, maisons cossues à plusieurs étages. En un mot, l'Europe.
Avec ses cavaliers de pierre ornant le fronton et son perron généreusement éclairé nonobstant la soirée encore claire, la maison Sivers était particulièrement belle. Mais fallait-il s'en étonner de la part d'un homme tel qu'Ivan Frantsévitch Brilling? Il était absolument impossible de l'imaginer habitant quelque hôtel particulier délabré avec une cour poussiéreuse devant et une petite pommeraie derrière.
Le portier de service rassura Eraste Pétrovitch en lui disant que monsieur Brilling était à la maison, précisant qu'il était " rentré depuis cinq minutes ". Aujourd'hui, pour Fandorine, tout marchait comme sur des roulettes.
Sautant deux marches à la fois, il se précipita au premier étage et pressa le bouton de la sonnette électrique, si bien astiquée qu'on l'eût cru en or.
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Ce fut Ivan Frantsévitch lui-même qui ouvrit la porte. Il n'avait pas encore eu le temps de se changer, ayant seulement ôté sa redingote, mais sous son haut col empesé brillait l'émail irisé d'une croix de Saint-Vladimir flambant neuve.
- Chef, c'est moi ! annonça joyeusement Fando-rine, savourant son effet.
Et, en vérité, l'effet qu'il produisit surpassa toutes ses attentes.
Ivan Frantsévitch resta planté sur place, allant même jusqu'à agiter ses bras devant lui comme pour dire : " Saint, saint ! Loin de moi, Satan ! "
Eraste Pétrovitch éclata de rire.
- Quoi, vous ne m'attendiez pas ?
- Fandorine ! Mais d'où venez-vous ? Je n'espérais déjà plus vous revoir vivant !
- Et pourquoi donc ? interrogea le voyageur, non sans un brin de coquetterie.
- Mais enfin, vous vous étiez volatilisé. On vous a vu pour la dernière fois à Paris, le 26. Vous n'êtes jamais arrivé à Londres. J'ai voulu m'informer auprès de Pyjov, mais on m'a répondu qu'il avait disparu sans laisser de traces et que la police le recherchait !
- De Londres, je vous ai envoyé une lettre détaillée à l'adresse de la police judiciaire de Moscou. Je vous y parlais de Pyjov et du reste. Elle devrait arriver aujourd'hui ou demain. Evidemment, j'ignorais que vous étiez à Pétersbourg.
Le chef fronça les sourcils d'un air préoccupé :
- Vous avez une mine épouvantable. Vous n'êtes pas malade, au moins ?
- Pour être franc, j'ai affreusement faim. Toute la journée j'ai monté la garde à la poste, si bien que je n'ai rien avalé depuis ce matin.
- Vous avez monté la garde à la poste ? Non, non, ne me racontez rien pour l'instant. Voilà ce que nous allons faire. Tout d'abord, je vais vous offrir du thé et des gâteaux. Mon Sémion, cette canaille, n'a pas dessoûlé depuis trois jours et je dois m'occuper de tout, ici. Je me nourris essentiellement de confiserie et de gâteaux de chez Filippov. A propos, vous aimez le sucré ?
- Je l'adore, confirma Eraste Pétrovitch avec fougue.
- Moi aussi. Je garde cela de mon enfance d'orphelin. Cela ne vous gêne pas si nous mangeons à la cuisine comme deux vieux garçons ?
Pendant qu'ils longeaient le couloir, Fandorine put remarquer que l'appartement de Brilling, bien que de taille assez modeste, était agencé de manière pratique et ordonnée - tout le nécessaire mais rien de superflu. L'attention du jeune homme fut tout particulièrement attirée par une boîte laqué munie de deux tubes métalliques, accrochée au mur.
- Un véritable prodige de la science actuelle, expliqua Ivan Frantsévitch. Cela s'appelle " appareil de Bell ". On vient tout juste de me le rapporter d'Amérique, de la part de notre agent. Là-bas, ils ont un inventeur génial, un certain mister Bell, grâce à qui l'on peut désormais mener une conversation à une distance considérable, pouvant atteindre plusieurs verstes. Le son est transmis par des fils semblables à ceux du télégraphe. Celui-ci est un appareil expérimental, la production en série n'a pas encore commencé. Il n'existe que deux lignes dans toute l'Europe : la première relie mon appartement au secrétariat du directeur de la Troisième Section, la seconde a été installée à Berlin, entre le cabinet du
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Kaiser et la chancellerie de Bismarck. De sorte que nous ne sommes pas en retard sur le progrès.
- Formidable ! s'exclama Eraste Pétrovitch, plein d'admiration. Et on entend bien ?
- Pas très bien, mais on peut se comprendre. Parfois, on entend de forts craquements dans l'appareil... Et qu'est-ce que vous diriez d'une orangeade à la place du thé ? Je ne me débrouille pas très bien avec le samovar.
- Cela me convient parfaitement, assura Eraste Pétrovitch à son chef.
Brilling, tel un magicien bienveillant, disposa devant lui, sur la table de la cuisine, une bouteille d'orangeade et un plat contenant des éclairs, des paniers fourrés à la crème, des massepains aériens et des cornets en pâte d'amande saupoudrés de sucre.
- Allez-y, mettez-vous-en plein la lampe, dit Ivan Frantsévitch, et pendant ce temps je vous informerai de nos affaires. Ensuite, ce sera à votre tour de passer à confesse.