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La bouche pleine et le menton poudré de cristaux de sucre, Fandorine acquiesça d'un signe de tête.

- Donc, commença le chef, si je ne me trompe, c'est le 27 mai que vous êtes parti chercher le courrier diplomatique à Pétersbourg ? Sitôt après a commencé chez nous une série d'événements passionnants. J'ai regretté de vous avoir laissé partir - vous n'auriez pas été de trop. Par l'intermédiaire de mes agents, j'ai appris que quelque temps auparavant s'était constitué à Moscou un groupe, petit mais extrêmement actif, de révolutionnaires radicaux, de véritables cinglés. Si les terroristes ordinaires s'assignent pour tâche d'exterminer " ceux dont les mains ont trempé dans le sang ", à savoir les plus hauts

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dignitaires de l'Etat, ceux-là ont décidé de s'en prendre " aux jouisseurs qui traînent leur ennui ".

- Qui ça, qui ça ? demanda Fandorine, qui, tout à son délicieux éclair, n'avait pas bien compris.

- Il y a un poème de Nékrassov qui dit : " Loin des jouisseurs qui traînent leur ennui, loin de ceux dont les mains ont trempé dans le sang, emmène-moi vers l'asile de ceux qui se sacrifient à la noble cause de l'amour. " Ainsi, " ceux qui se sacrifient à la noble cause de l'amour " se sont spécialisés, l'organisation principale étant chargée de " ceux dont les mains ont trempé dans le sang " - ministres, gouverneurs, hauts fonctionnaires. Quant à la fraction moscovite, elle a décidé de s'en prendre aux " jouisseurs ", car ils sont " gras et repus ". Ainsi que je l'ai appris par un agent infiltré au sein du groupe, la fraction a pris pour nom " Azazel " - par défi sacrilège. Il était prévu toute une série d'assassinats parmi la jeunesse dorée, les " parasites " et les " viveurs ". Béjetskaïa est affiliée à Azazel. Tout porte à croire quelle est l'émissaire d'une organisation anarchiste internationale. Le suicide, ou plus exactement le meurtre, de Piotr Kokorine, organisé par elle, a été la première action d'Azazel. Mais, concernant Béjetskaïa, je suppose que vous aurez des tas d'autres choses à me raconter. La victime suivante a été Akhtyrtsev, lequel intéressait les conjurés plus encore que Kokorine, dans la mesure où il était le petit-fils d'un chancelier, le prince Kortchakov. Voyez-vous, mon jeune ami, en même temps qu'il était fou, le plan des terroristes était calculé de manière diabolique. Ils ont considéré qu'il était infiniment plus simple d'atteindre les rejetons des personnalités importantes que ces personnalités elles-mêmes, et

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que le coup porté à la hiérarchie de l'Etat n'en serait pas moins sévère. Le prince Mikhaïl Alexandrovitch, par exemple : terrassé par la mort de son petit-fils, il s'est pratiquement retiré des affaires et songe sérieusement à la retraite. Et pourtant, c'est un homme d'une immense valeur, à qui nous devons en grande partie la physionomie actuelle de la Russie.

- Quelle monstruosité ! s'indigna Eraste Pétro-vitch, au point de laisser de côté un massepain à peine entamé.

- A quel moment déjà ai-je compris que le but ultime d'Azazel était la mise à mort du tsarévitch ... ?

- Pas possible !

- Hélas, si. Aussi, dès que ce projet s'est confirmé, on m'a donné pour instruction de prendre des mesures radicales. J'ai dû me soumettre, bien que j'eusse préféré, au préalable, éclaircir certaines zones d'ombre du tableau. Mais, vous le comprenez vous-même, dès l'instant où la vie de Son Altesse Impériale était en jeu... Nous avons mené une opération, mais sans le résultat escompté. Le 1er juin, les terroristes devaient se réunir dans une datcha de Kouzminki. Vous vous souvenez, je vous en avais parlé. Il est vrai que vous étiez alors obnubilé par votre idée. Et alors, à propos ? Vous avez mis la main sur quelque chose ?

Eraste Pétrovitch émit un grognement, avala tout rond un morceau de cornet à la crème, à tel point que Brilling eut des remords :

- C'est bon, c'est bon, après. Mangez tranquillement. Donc, nous avons cerné la datcha de toutes parts. J'ai dû agir avec mes seuls agents de Pétersbourg, sans faire appel à la gendarmerie ni à la police de Moscou - cela pour éviter coûte que coûte la publicité. (Ivan Frantsévitch soupira, l'air

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contrarié.) Là est mon erreur, j'ai fait preuve d'une prudence excessive. Bref, faute d'hommes en nombre suffisant, l'assaut a été un échec. Une fusillade a commencé. Deux agents ont été blessés, un tué. Je ne me le pardonnerai jamais... Du côté des autres, nous ne sommes pas arrivés à prendre une seule personne vivante. En revanche, nous avons récolté quatre cadavres. D'après les descriptions, l'un d'eux ressemble à votre homme aux yeux pâles. Quoique, pour ce qui est des yeux en tant que tels, il n'en restait pas grand-chose - avec sa dernière balle, votre cher ami s'est arraché la moitié du crâne. Dans la cave, on a trouvé un laboratoire pour la fabrication de machines infernales, divers documents, mais, comme je vous l'ai dit, concernant les plans et les liaisons d'Azazel, de nombreux points demeurent une énigme. Insoluble, je le crains... Néanmoins, le souverain, le chancelier et le chef du corps des gendarmes ont hautement apprécié notre opération moscovite. J'ai notamment parlé de vous à Lavrenty Arkadiévitch. S'il est vrai que vous n'avez pas participé au final, vous avez tout de même largement contribué à faire avancer l'enquête. Si vous n'y voyez pas d'objection, nous continuerons à travailler ensemble. Je prends votre destin en main... Ça y est, vous avez repris des forces ? Maintenant, à vous de raconter. Que se passe-t-il à Londres ? Avez-vous pu retrouver la trace de Béjetskaïa ? Qu'est-ce que c'est que cette embrouille avec Pyjov ? Il est mort ? Reprenez tout en ordre, sans rien omettre.

A mesure que le récit du chef s'acheminait vers son dénouement, le regard d'Eraste Pétrovitch s'était embrasé d'une envie croissante, et ses propres aventures, dont il était tellement fier il y a si peu de temps

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encore, lui étaient soudain apparues pâles et ternes. Un attentat contre le tsarévitch ! Une fusillade ! Des machines infernales ! Le sort s'était bien joué de Fan-dorine. En lui faisant miroiter la gloire, il l'avait détourné de la grand-route pour le fourvoyer sur un pitoyable chemin de traverse...

Il exposa néanmoins à Ivan Frantsévitch tous les détails de son épopée, à l'exception des circonstances dans lesquelles il avait perdu le portefeuille bleu. Sur ce point, il resta assez nébuleux et rougit même légèrement, ce qui, apparemment, n'échappa pas à l'attention de Brilling, lequel écouta tout le récit, l'air sombre et sans prononcer un mot. Sur le point de terminer, Eraste Pétrovitch reprit du poil de la bête, s'anima et ne ménagea pas ses effets.

- Et j'ai vu cet homme ! s'exclama-t-il alors qu'il abordait l'épisode de la poste. Je sais qui a en mains à la fois le contenu du portefeuille et tous les fils de l'organisation ! Azazel est vivant, Ivan Frantsévitch, et nous le tenons !

- Mais parlez donc, que diable ! s'écria le chef. Cessez ces enfantillages ! Qui est cet homme ? Où est-il ?

- Ici, à Pétersbourg, répondit Fandorine, savourant sa revanche. Il s'agit d'un certain Gerald Cunningham, principal adjoint de cette même lady Esther sur laquelle j'ai à plusieurs reprises attiré votre attention. (Là, Eraste Pétrovitch toussota délicatement.) Et pour le testament de Kokorine, tout s'éclaire. On comprend maintenant pourquoi Béjetskaïa a orienté ses soupirants précisément vers les esthernats. Et remarquable, la façon dont ce rouquin s'est débrouillé ! Pouvait-on trouver meilleure couverture ? Des orphelins, des filia-

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les dans le monde entier, une dame patronnesse devant qui toutes les portes s'ouvrent. Habile, rien à dire.

- Cunningham ? interrogea le chef, visiblement troublé. Gerald Cunningham ? Mais je connais très bien ce monsieur, nous sommes membres du même club. (Il écarta les mains dans un geste d'incompréhension.) Le personnage est effectivement très curieux, mais je ne peux cependant imaginer qu'il soit lié aux nihilistes et qu'il ait tué des conseillers d'Etat actuels.