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- Mais il n'en a pas tué, il n'en a pas tué ! s'écria Eraste Pétrovitch. C'est moi, au début, qui pensais que la liste renfermait les noms des victimes. Je vous ai dit cela afin que vous puissiez suivre le cheminement de ma pensée. Dans la précipitation, on ne saisit pas tout immédiatement. C'est plus tard, cahoté dans le train alors que je traversais l'Europe, que j'ai eu brusquement la révélation. S'il s'agissait de la liste des futures victimes, à quoi rimaient les dates ? Surtout des dates passées ! Cela n'avait pas de sens ! Non, Ivan Frantsévitch, nous sommes face à tout autre chose !

Enfiévré par ses pensées, Fandorine bondit de sa chaise.

- Autre chose ? Quelle autre chose ? demanda Brilling en plissant ses yeux clairs.

- Je pense que cette liste est celle des membres d'une puissante organisation internationale. Et que vos terroristes moscovites ne sont que le plus petit, le plus infime de leurs maillons.

A ces mots, le chef fit une mine telle qu'Eraste Pétrovitch en éprouva une joie mesquine, sentiment indigne qu'il se reprocha immédiatement. Il poursuivit :

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- Le personnage central de l'organisation, dont le but essentiel nous est pour l'instant inconnu, est Gerald Cunningham. Vous comme moi avons pu constater que ce monsieur sortait de l'ordinaire. " Miss Olsen ", dont, depuis le début du mois de juin, le rôle est tenu par Amalia Béjetskaïa, est le centre d'enregistrement de l'organisation, quelque chose comme une direction des cadres. C'est là que, du monde entier, convergent les informations relatives aux changements de fonction des membres de la société. Régulièrement, une fois par mois, " Miss Olsen " adresse les dernières informations à Cunningham, lequel est depuis l'année dernière basé à Pétersbourg. Je vous ai dit que Béjetskaïa avait un coffre secret dans sa chambre. Il est probable qu'elle y conserve la liste complète des membres de ce fameux Azazel - puisqu'il semble que ce soit effectivement comme cela que se nomme cette organisation. A moins que ce ne soit un signe de reconnaissance ou une sorte de formule imprécatoire. J'ai entendu ce mot deux fois, et les deux fois alors qu'un meurtre était sur le point d'être commis. Dans l'ensemble, tout cela rappelle une société maçonnique, à ceci près que l'on voit mal ce que l'ange déchu vient faire dans l'histoire. Et que l'organisation semble d'une tout autre envergure que celles des maçons. Vous imaginez : quarante-cinq lettres en un seul mois ! Et pas n'importe qui : un sénateur, un ministre, des généraux !

Le chef regardait Eraste Pétrovitch en attendant tranquillement la suite, car le jeune homme n'avait visiblement pas terminé son discours : le front plissé, il réfléchissait intensément à quelque chose.

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- Ivan Frantsévitch, concernant Cunningham, je pense... Il est citoyen britannique, on ne peut pas débarquer comme ça chez lui, avec un mandat de perquisition, n'est-ce pas ?

- Bon, admettons, fit le chef, encourageant Fan-dorine à poursuivre. Continuez.

- Or, le temps que vous receviez l'autorisation, il aura eu tout loisir de cacher le pli, de sorte que nous ne trouverons rien et qu'il sera impossible de prouver quoi que ce soit. Nous ignorons encore les relations dont il dispose dans les hautes sphères et qui le protège. Là, il faut sans doute faire preuve d'une prudence toute particulière. Commencer par saisir l'extrémité russe de la chaîne et tirer maillon après maillon. Qu'en dites-vous ?

- Et comment vous y prendriez-vous ? demanda Brilling avec le plus vif intérêt. Par le biais d'une filature secrète ? C'est sensé.

- Une filature, c'est en effet possible, mais il y a un moyen plus sûr.

Ivan Frantsévitch réfléchit un instant, puis écarta les mains en signe de reddition. Flatté, Fandorine rappela avec tact :

- Et le conseiller d'Etat actuel promu le 7 juin ?

- Vérifier les ordres de promotion impériaux ! fit Brilling en se tapant le front. Disons, au cours de la première décade de juin, c'est ça ? Bravo, Fandorine, Bravo !

- Bien sûr, chef. Et même pas de toute la décade, mais seulement du lundi au samedi, entre le 3 et le 8. On imagine difficilement qu'un général nouvellement promu se prive plus longtemps du plaisir d'annoncer la bonne nouvelle. Combien compte-t-on de

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nouveaux conseillers d'Etat actuels par semaine, à travers tout l'empire ?

- Peut-être deux, trois, et encore, les semaines fastes. Mais, à vrai dire, je ne me suis jamais vraiment intéressé à la question.

- Eh bien, il surfit donc de les placer tous sous surveillance, de vérifier leurs états de service, leur cercle de fréquentations et ainsi de suite. Nous n'aurons plus qu'à cueillir notre petit Azazel comme une

fleur.

- Ainsi, dites-vous, vous avez envoyé toutes vos informations par la poste, à la police judiciaire de Moscou ? demanda Brilling, comme toujours changeant brutalement de sujet.

- Oui, chef. Le pli arrivera à destination demain au plus tard. Pourquoi, vous soupçonnez quelqu'un parmi les fonctionnaires de la police de Moscou ? Pour souligner l'importance de l'envoi, j'ai bien pris soin d'écrire sur l'enveloppe : A l'attention de sa Haute Noblesse le conseiller d'Etat Brilling. A lui remettre en mains propres ou, en cas d'absence, à remettre à Son Excellence monsieur le grand maître de la police. De cette manière, personne n'osera décacheter l'enveloppe. Quant au grand maître de la police, sans doute se mettra-t-il en contact avec vous dès qu'il en aura lu le contenu.

- Bien pensé, approuva Ivan Frantsévitch.

Puis il demeura un long moment silencieux, à contempler le mur. Son visage se faisait de plus en plus

sombre.

Eraste Pétrovitch restait assis en retenant son souffle. Il savait que le chef était en train de peser soigneusement tout ce qu'il venait d'entendre et qu'il

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allait bientôt annoncer se décision, laquelle, à en juger par sa mine, n'était pas facile à prendre.

Brilling expira bruyamment, puis une pensée lui arracha un sourire amer.

- D'accord, Fandorine, je prends tout sur moi. Il est des maladies qui nécessitent des moyens chirurgicaux pour guérir. C'est donc à ces moyens que nous allons recourir. Nous sommes face à une affaire d'Etat, et dans un cas comme celui-ci je suis en droit de ne pas m'encombrer de formalités. Nous allons appréhender Cunningham. Immédiatement et en flagrant délit, c'est-à-dire en possession du pli. Vous pensez que le contenu est chiffré ?

- Sans aucun doute. Les informations sont trop importantes. Fût-ce en express, ce courrier n'a jamais été envoyé que par la poste ordinaire. On ne pouvait pas exclure qu'il puisse tomber dans d'autres mains ou se perdre. Non, Ivan Frantsévitch, ces gens-là n'aiment pas prendre des risques inutiles.

- Tant mieux. Cela veut dire que Cunningham doit tout déchiffrer, lire et recopier sur des fiches. Il doit en avoir un de ces fichiers ! Je crains que Béjets-kaïa ne lui ait fait part de vos aventures dans une lettre d'accompagnement. Or Cunningham est un homme intelligent, l'éventualité que vous ayez envoyé un rapport en Russie lui viendra immédiatement à l'esprit. Non, pas de doute, il faut le pincer maintenant, sans perdre une minute de plus ! Sans compter qu'il serait très intéressant de lire cette lettre d'accompagnement. Je n'arrête pas de penser à Pyjov. Et s'il n'était pas le seul à s'être fait acheter ? Pour Cunningham, nous nous expliquerons plus tard avec l'ambassade britannique. Ils seront les premiers

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à nous remercier. Vous confirmez bien que des sujets de la reine Victoria figuraient aussi dans la liste ?

- Oui, environ une douzaine, fit Eraste Pétrovitch avec un hochement de tête, en regardant amoureusement son supérieur. Naturellement, pincer Cunning-ham maintenant, c'est ce qu'il y a de mieux, mais... Si jamais nous arrivons et que nous ne trouvions rien ? Je ne me le pardonnerais jamais, si, à cause de moi, vous... Disons que je suis prêt, devant n'importe quelle instance, à...

- Arrêtez de dire des sottises, l'interrompit Bril-ling le menton tremblant d'irritation. Croyez-vous vraiment qu'en cas de fiasco j'irais me couvrir derrière un gamin ? Je vous fais confiance, Fandorine. Et cela est suffisant.