- Merci, dit doucement Eraste Pétrovitch. Ivan Frantsévitch, sarcastique, s'inclina devant le jeune homme.
- Je n'ai pas besoin de remerciements. Et maintenant on arrête de s'attendrir, et au travail. Je connais l'adresse de Cunningham. Il habite dans l'île Aptié-karski, dans l'annexe de l'esthernat de Pétersbourg. Vous avez une arme ?
- Oui, j'ai acheté un Smith & Wesson à Londres. Il est dans mon sac de voyage.
- Montrez-le-moi.
Fandorine alla rapidement dans l'entrée et revint avec le lourd revolver, qui lui avait tant plu par son poids et sa robustesse.
- Ça ne vaut rien, dit le chef, catégorique, en soupesant le pistolet. C'est tout juste bon pour les " garçons vachers " américains qui s'amusent à se tirer dessus quand ils sont soûls. Cela ne convient pas à
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un agent sérieux. Je vous le retire. A la place, je vais vous donner quelque chose de mieux.
Il s'éclipsa quelques instants et revint avec un petit revolver plat, qui tenait presque entièrement dans le creux de sa main.
- Tenez, c'est un Herstal belge à sept coups. Une nouveauté, je l'ai commandé spécialement. Ça se porte dans le dos, sous la redingote, dans un petit étui. C'est un objet irremplaçable dans notre métier. Léger, ses tirs sont de faible portée et mal groupés, mais, en revanche, il dispose d'un système de rechargement automatique qui assure une grande rapidité d'action. Nous n'allons pas tirer dans l'oil d'un écureuil, n'est-ce pas ? Et celui qui, généralement, s'en sort vivant, c'est l'agent qui tire le premier et plusieurs coups de suite. A la place du chien, il y a un dispositif de sûreté - là, ce petit levier. Il est assez dur pour éviter qu'un coup parte involontairement. On le débloque comme ça, et l'on n'a plus qu'à tirer jusqu'à sept coups de suite. Est-ce clair ?
- Très clair, fit Eraste Pétrovitch sans pouvoir détacher ses yeux du ravissant joujou.
- Vous l'admirerez plus tard, pour l'instant nous n'avons pas le temps, lui dit Brilling en le poussant vers la porte.
- Nous allons l'arrêter à deux ? demanda Fandorine, exalté à cette idée.
- Ne dites pas de bêtises.
Ivan Frantsévitch s'arrêta près de " l'appareil de Bell ", décrocha le tube en forme de cornet, le porta à son oreille et fit tourner une sorte de manivelle. L'appareil émit un grognement, quelque chose cliqueta à l'intérieur. Brilling pressa alors l'oreille contre l'autre cornet, qui saillait de la boîte laquée, et
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l'on entendit un piaillement. Fandorine eut l'impression de distinguer une petite voix fine prononçant de façon amusante les mots " adjudant de garde " ainsi que " chancellerie ".
- Novgorodtsev, c'est vous ? hurla Brilling dans le cornet. Est-ce que Son Excellence est là ? Non ? Je ne vous entends pas ! Non, non, pas la peine. Pas la peine, je vous dis ! (Il remplit ses poumons d'air et cria plus fort encore :) J'ai besoin d'urgence d'un détachement pour une arrestation. Envoyez-le immédiatement dans l'île Aptiékarski ! Ap-tié-kar-ski ! Oui ! l'annexe de l'esthernat ! Es-ther-nat ! Peu importe ce que ça veut dire, ils comprendront ! Et qu'un autre groupe les accompagne pour la perquisition. Quoi ? Oui, j'y serai personnellement. Vite,
major, vite ! Il remit le tube en place et s'épongea le front.
- Ouf ! J'espère que mister Bell va améliorer son équipement, sinon tous mes voisins seront au courant des opérations secrètes de la Troisième Section.
Eraste Pétrovitch était sous le charme de ce qui venait de s'accomplir sous ses yeux.
- C'est un conte des Milles et Une Nuits ! Un véritable prodige ! Et quand on pense qu'il y a encore des gens qui critiquent le progrès !
- Nous parlerons du progrès en cours de route. Malheureusement, j'ai laissé repartir mon coupé, et il va nous falloir trouver un fiacre. Mais laissez donc votre fichu sac de voyage ! Allez, en avant, marche !
Toutefois, on ne parla ni du progrès ni de rien d'autre. Le trajet jusqu'à Aptiékarski se déroula dans le silence le plus complet. Eraste Pétrovitch tremblait d'excitation, et à plusieurs reprises il tenta d'entraî-
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ner le chef dans une discussion, mais en vain : Brilling était d'humeur exécrable. Visiblement il risquait tout de même gros en agissant de son propre chef.
Le soir blême, propre aux contrées nordiques, se profilait à peine sur l'étendue de la Neva. Fandorine se dit que cette nuit claire ne pouvait mieux tomber - de toute façon il n'était pas près de dormir. Déjà, la nuit précédente, dans le train, il n'avait pas fermé l'oil tant il était obnubilé par la crainte de manquer le fameux pli... Le cocher mena rondement sa jument alezane, méritant largement le rouble promis, et ils arrivèrent rapidement sur les lieux.
L'esthernat de Pétersbourg, un beau bâtiment jaune qui appartenait précédemment au corps des ingénieurs, était de dimensions plus modestes que celui de Moscou, mais, en revanche, il était noyé dans la verdure. Un lieu paradisiaque dont les alen tours n'étaient que jardins et riches datchas.
- Mon Dieu, que vont devenir les enfants ? soupira Fandorine.
- Rien de spécial, répondit Ivan Frantsévitch d'un ton glacial. Milady nommera un autre directeur, un point c'est tout.
L'annexe de l'esthernat se révéla être un imposant hôtel particulier datant de la Grande Catherine et donnant sur une charmante rue ombragée. Eraste Pétrovitch avisa un orme carbonisé par la foudre qui étendait ses branches mortes jusqu'aux hautes fenêtres éclairées du premier étage. A l'intérieur de la maison, tout était calme.
- Parfait, les gendarmes ne sont pas encore arri vés, dit le chef. Nous ne les attendrons pas, l'essentiel pour nous est de ne pas effrayer Cunningham. C'est
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moi qui parle ; vous, gardez votre langue. Et tenez-vous prêt à toute éventualité.
Eraste Pétrovitch glissa la main sous le pan de sa veste et sentit le froid rassurant du Herstal. Il avait le cour serré, non pas de peur - car avec Ivan Frant-sévitch il n'avait rien à craindre - mais d'impatience. Bientôt, maintenant, tout allait se décider !
Brilling secoua énergiquement la clochette de bronze, et un tintement aux modulations harmonieuses retentit. A une fenêtre ouverte de l'étage d'honneur apparut une tête rousse.
- Ouvrez, Cunningham, dit le chef d'une voix tonitruante. J'ai à vous parler d'une affaire urgente !
- Brilling, c'est vous ? s'étonna l'Anglais. De quoi s'agit-il ?
- Un événement extraordinaire au club. Je dois
vous avertir.
- Une minute, je descends. Aujourd'hui mon
laquais est de sortie. Et la tête disparut.
- Ah, ah, murmura Fandorine. Il a fait exprès de se débarrasser de son laquais. Il doit être occupé avec ses papiers !
Brilling tapota nerveusement les articulations de ses doigts contre la porte - Cunningham ne se pressait guère.
- Et s'il s'échappait par la porte de service ? s'alarma Eraste Pétrovitch. Je devrais peut-être faire le tour et me poster de l'autre côté ?
Mais, au même instant, des pas résonnèrent à l'intérieur de la maison et la porte s'ouvrit.
Sur le seuil se tenait Cunningham en longue robe de chambre à brandebourgs. Ses yeux verts et perçants s'attardèrent un court instant sur le visage de
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Fandorine, et ses paupières frémirent presque imperceptiblement. Il l'avait reconnu !
- What's happeningl ? demanda l'Anglais, sur ses gardes.
- Allons dans votre bureau, répondit Brilling en russe. C'est très important.
Cunningham hésita une seconde, puis d'un geste invita les deux hommes à le suivre.
Après avoir gravi un escalier de chêne, le maître des lieux et ses deux hôtes inattendus se retrouvèrent dans une pièce qui respirait l'opulence, mais pas l'oisiveté. Le long des murs s'alignaient des étagères entières de livres et de dossiers ; près de la fenêtre, à côté d'une immense table de travail en bouleau de Carélie, se dressait une pile de petites boîtes, portant chacune une étiquette dorée.