Toutefois, ce ne furent pas les boîtes qui retinrent l'attention d'Eraste Pétrovitch (Cunningham n'allait sûrement pas laisser des documents secrets en évidence), mais les papiers posés sur la table, dissimulés à la hâte sous le dernier numéro des Nouvelles de la Bourse.
Visiblement, les pensées d'Ivan Frantsévitch étaient analogues - il traversa le bureau et se posta près de la table, le dos face à la fenêtre ouverte, dont l'appui était particulièrement bas. Le petit vent du soir faisait légèrement onduler le rideau de tulle.
Ayant parfaitement compris la manouvre du chef, Fandorine resta près de la porte. Désormais, Cunningham n'avait plus par où s'enfuir.
Apparemment, l'Anglais soupçonna quelque chose d'anormal.
1. Que se passe-t-il?
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- Vous vous comportez étrangement, Brilling, dit-il dans un russe impeccable. Et que fait cet homme ici ? Je l'ai déjà vu, il est de la police.
Ivan Frantsévitch regardait Cunningham par en dessous et gardait les mains enfoncées dans les poches de sa vaste redingote.
- En effet, il est policier. Et d'une minute à l'autre, il y aura beaucoup d'autres policiers ici, raison pour laquelle je n'ai pas de temps à perdre en explications.
La main droite du chef émergea de sa poche, et Fandorine reconnut son Smith & Wesson, mais il n'eut pas le temps de s'étonner, car lui-même avait saisi son revolver - cette fois, c'était parti !
- Dont...l ! s'écria l'Anglais en levant la main tandis qu'au même moment éclatait le coup de feu.
Cunningham tomba à la renverse. Frappé de stupeur, Eraste Pétrovitch vit les yeux verts écarquillés, encore vivants, et, au milieu du front, un trou sombre et précis.
- Mon Dieu, chef, pourquoi ? ! Il se tourna vers la fenêtre. Un canon noir le regardait droit dans les yeux.
- C'est vous qui l'avez tué, prononça Brilling d'une ton affecté. Vous êtes un trop bon enquêteur. C'est pourquoi, mon jeune ami, il va me falloir vous tuer, ce que je regrette sincèrement.
1. Ne faites pas ça...
o/
N'y comprenant rien, le malheureux Fandorine avança de quelques pas.
- Restez où vous êtes ! rugit le chef avec fureur. Et inutile d'agiter votre pistolet, il n'est pas chargé. Vous auriez pu au moins jeter un coup d'oil dans le barillet ! Que le diable vous emporte, avec votre crédulité ! Sachez qu'on ne peut se fier qu'à soi !
De sa poche gauche, Brilling sortit un Herstal strictement identique à l'autre et jeta par terre, juste aux pieds de Fandorine, le Smith & Wesson encore fumant.
- Ça, c'est mon propre Herstal, et il est entièrement chargé, ainsi que vous allez pouvoir vous en convaincre sur-le-champ, dit fiévreusement Ivan Frantsévitch, plus enragé à chaque parole qu'il prononçait. Je vais le mettre dans la main de l'infortuné Cunningham, et l'on en conclura que vous vous êtes entre-tués au cours d'une fusillade. Je vous garantis des obsèques officielles et des discours compassés. Je sais que cela compte beaucoup pour vous. Et ne me regardez pas comme ça, satané morveux !
Fandorine comprit avec horreur que le chef avait complètement perdu ses esprits et, dans une ultime tentative de réveiller sa raison subitement égarée, il s'écria :
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- Chef, c'est moi, Fandorine ! Ivan Frantsévitch ! Monsieur le conseiller d'Etat !
- Conseiller d'Etat actuel, précisa Brilling avec un sourire mauvais. Vous retardez d'un train, Fandorine. J'ai été promu par le décret impérial du 7 juin. Suite au succès de l'opération de neutralisation de l'organisation terroriste Azazel. Ainsi, vous pouvez m'appeler " Votre Excellence ".
Avec la fenêtre pour toile de fond, la silhouette sombre de Brilling semblait découpée au ciseau et collée sur un papier gris. Dans son dos, les branches mortes de l'orme partaient dans tous les sens, telle une lugubre toile d'araignée. Une pensée traversa l'esprit de Fandorine : " Une araignée, une araignée venimeuse. Elle a tissé sa toile et je m'y suis laissé prendre. "
Le visage de Brilling se déforma comme sous l'effet de la douleur, et Eraste Pétrovitch comprit que le chef avait atteint le niveau de rage voulu et qu'il allait tirer. D'on ne sait où, dans l'esprit de Fandorine surgit une pensée impétueuse qui aussitôt se décomposa en une suite d'idées brèves : le Herstal possède une sûreté qu'il faut débloquer, sinon impossible de tirer, le levier est dur, cela demande une demi-seconde, au mieux un quart de seconde, il n'a pas le temps, impossible...
Plissant les yeux et poussant un hurlement déchirant, Eraste Pétrovitch se rua en avant, visant le menton du chef avec sa tête. Fandorine n'entendit pas le déclic du levier de sûreté, mais seulement l'impact du coup de feu sur le plafond, car les deux protagonistes, ayant franchi le rebord de la fenêtre, venaient de basculer dans le vide.
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Dans la chute, la poitrine de Fandorine percuta le tronc de l'orme sec et, dans un craquement des branches, le visage égratigné, le jeune homme s'écrasa lourdement sur le sol. L'atterrissage fut d'une telle violence qu'il fut tenté de se laisser glisser dans l'inconscience, mais un puissant instinct de conservation l'en empêcha. Eraste Pétrovitch se mit à quatre pattes, lançant autour de lui des regards hébétés.
Le chef n'était nulle part. En revanche, au pied du mur, gisait le petit Herstal noir. Toujours à quatre pattes, Fandorine bondit dessus tel un chat, s'en empara et se mit à tourner la tête dans tous les sens.
Mais Brilling avait disparu.
Ce n'est qu'en entendant un râle d'outre-tombe que Fandorine eut l'idée de lever la tête.
Ivan Frantsévitch était suspendu en l'air dans une position absurde et irréelle. Ses chaussures lustrées se balançaient juste au-dessus de la tête de Fandorine. Sous la croix de Saint-Vladimir, là où sur sa chemise empesée s'élargissait une tache pourpre, saillait la pointe acérée de la branche qui, en se cassant, avait transpercé le nouveau promu. Plus effrayant que tout était le regard de ses yeux clairs rivé sur Fandorine.
- Pourriture... prononça distinctement le chef, grimaçant, soit de douleur, soit de dégoût. Pourriture...
Puis, d'une voix sifflante et méconnaissable, il lâcha :
- A-za-zel...
Une onde glaciale parcourut le corps de Fandorine. Brilling continua de pousser des râles pendant encore une demi-minute, puis se tut.
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Au même instant, un martèlement de sabots et un cahotement de roues résonnèrent au coin de la rue, comme si les gendarmes avaient attendu ce moment précis pour arriver.
L'aide de camp général Lavrenty Arkadiévitch Mizinov, directeur de la Troisième Section et chef du corps des gendarmes, essuya ses yeux rouges de fatigue. Les aiguillettes dorées de son uniforme de gala tintaient sourdement. Au cours des dernières vingt-quatre heures, il n'avait pas trouvé le temps de se changer, et encore moins de dormir. La veille au soir, un exprès avait obligé Lavrenty Arkadiévitch à quitter le bal donné à l'occasion de la fête du grand-duc Sergueï Alexandrovitch. Et tout avait commencé...
Le général posa un regard peu amène sur le gamin qui était assis à côté, les cheveux ébouriffés, le nez égratigné plongé dans des papiers. Le garçon venait de passer deux nuits sans dormir, et il était frais comme un gardon. Et en plus il se comportait comme s'il avait passé toute sa vie dans les cabinets ministériels. Enfin soit, pourvu qu'il trouve. Mais ce Brilling ! Cela dépassait purement et simplement l'entendement !
- Alors, Fandorine, vous en avez encore pour longtemps ? Ou bien vous êtes-vous encore laissé entraîner par une de vos " idées " ? demanda sévèrement le général, sentant que, pour sa part, après une nuit sans sommeil et une journée exténuante, il n'était plus en état d'avoir quelque idée que ce fût.
- Tout de suite, Votre Haute Excellence, tout de suite, marmonna le blanc-bec. Il me reste encore