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cinq inscriptions. Je vous avais prévenu que la liste risquait d'être chiffrée. Voyez comme ce code est astucieux. Nous n'avons pas déchiffré la moitié des lettres et, quant à moi, je ne me souviens pas de tout ce qu'il y avait là-bas... Tiens, ça, c'est le directeur de la poste du Danemark. Et ici, qu'avons-nous ? La première lettre n'est pas codée : une petite croix, la deuxième : aussi une croix, les troisième et quatrième : deux M, ensuite de nouveau une croix, puis un N et un D suivi d'un point d'interrogation, et les deux dernières lettres sont supprimées. Ce qui nous donne : ++MM+ND( ?)++.
- Cela paraît n'avoir ni queue ni tête, soupira Lavrenty Arkadiévitch. Brilling, lui, aurait deviné en moins de deux. A propos, vous êtes vraiment sûr que ce n'était pas un coup de folie ? On n'arrive pas à imaginer qu'il...
- Absolument sûr, Votre Haute Excellence, répéta Eraste Pétrovitch pour la énième fois. Et je l'ai très clairement entendu prononcer " Azazel ". Ça y est ! Je me souviens ! Dans la liste de Béjetskaïa figurait un certain commander. On peut supposer que c'est de lui qu'il s'agit.
- Commander, c'est un grade des flottes britannique et américaine, expliqua le général. Qui correspond chez nous au capitaine de frégate. (Il traversa la pièce, l'air furieux.) Azazel, Azazel, qu'est-ce que c'est que cet Azazel qui nous tombe dessus ? De fait, nous ne savons rien de lui, rien de rien ! L'enquête moscovite de Brilling ne vaut pas un clou ! Tout cela n'est sans doute que du vent, de la fiction, des craques - aussi bien les terroristes que l'attentat contre le tsarévitch ! Il voulait brouiller les pistes, c'est cela ? Il ne nous a laissé que des cadavres à nous mettre
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sous la dent ! Et si les morts en question étaient effectivement des idiots de nihilistes ? De lui on aurait pu s'y attendre - c'était un homme très, très capable-Mais, diable, où sont les résultats de la perquisition ? Voilà déjà vingt-quatre heures qu'ils fouillent partout !
La porte s'ouvrit tout doucement et, dans l'interstice, se glissa une tête émaciée à lunettes à monture dorée.
- Votre Haute Excellence, le capitaine de gendarmerie Biélozérov.
- Ah, enfin ! Quand on parle du loup... Qu'il entre.
Dans le bureau, clignant les yeux de fatigue, entra un officier d'un certain âge, qu'Eraste Pétrovitch avait déjà vu la veille chez Cunningham.
- Voilà, Votre Haute Excellence, nous avons trouvé, rapporta-t-il d'une voix faible. Nous avons méthodiquement délimité des carrés, tout fouillé, tout passé au crible : rien. C'est alors que l'agent Eilenson, un enquêteur au flair remarquable, a eu l'idée de frapper des coups sur les parois de la cave de l'esthernat. Et vous savez quoi, Lavrenty Arkadié-vitch ? Nous avons découvert une cavité secrète, comme une sorte de laboratoire photographique, et, à l'intérieur, vingt boîtes, contenant chacune deux cents cartes. Le code est étrange, des espèces d'idéogrammes, rien à voir avec la lettre. J'ai donné ordre que l'on transfère toutes les boîtes ici. J'ai mis tout le service de décodage sur l'affaire ; ils vont immédiatement se mettre au travail.
- Bravo, Biélozérov, bravo, le félicita le général, sensiblement radouci. Quant à cet agent au flair remarquable, proposez-le pour une décoration. Et
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maintenant, allons au décodage voir ce qu'ils trouvent. Venez, Fandorine, cela vous intéresse aussi. Vous terminerez ensuite, c'est moins urgent, maintenant.
Ils montèrent de deux étages et longèrent à la hâte un couloir qui n'en finissait pas. A l'angle, ils tournèrent. Là, ils virent un fonctionnaire qui courait à leur rencontre en gesticulant.
- C'est un malheur, Votre Haute Excellence, un grand malheur ! L'encre pâlit à vue d'oil, nous n'y comprenons rien !
Mizinov se mit à trotter, ce qui ne convenait pas du tout à sa silhouette massive ; les cannetilles d'or de ses épaulettes battaient telles des ailes de papillon. Au mépris des convenances, Biélozérov et Fandorine dépassèrent le grand chef et franchirent les premiers les hautes portes blanches.
Sur la grande pièce entièrement occupée par des tables soufflait un vent de panique. Une dizaine de fonctionnaires s'affairaient sur des amas de petites cartes blanches, réparties en tas sur les tables. Eraste Pétrovitch en prit une, y vit des caractères qu'on distinguait à peine et qui ressemblaient à des idéogrammes chinois. Les caractères disparurent sous ses yeux, et la carte devint uniformément blanche.
- Qu'est-ce que c'est que cette diablerie ? s'écria le général, hors d'haleine. Un genre d'encre sympathique ?
- Je crains, Votre Haute Excellence, que ce ne soit bien pire, dit un monsieur à l'air docte en regardant la carte à la lumière. Capitaine, vous avez dit que le fichier était conservé dans une sorte de chambre noire ?
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- Oui, très exactement, monsieur, confirma respectueusement Biélozérov.
- Et vous souvenez-vous du type d'éclairage qu'il y avait là-bas ? Pas une lampe rouge, par hasard ?
- Si, absolument, une lampe électrique rouge.
- C'est bien ce que je pensais. Hélas, Lavrenty Arkadiévitch, le fichier est bel et bien perdu, sans aucun espoir de le restaurer.
- Comment cela ? ! s'échauffa le général. Monsieur le conseiller de collège, vous allez bien nous trouver un moyen quelconque. Vous êtes passé maître dans votre art, vous êtes une lumière...
- Mais pas un magicien, Votre Haute Excellence. De toute évidence, les cartes ont été traitées avec une solution spéciale, et l'on ne peut les utiliser qu'à la lumière rouge. Or, maintenant, la couche sur laquelle étaient portées les inscriptions a été exposée à la lumière. C'est très habile, rien à dire. C'est la première fois que je suis confronté à pareil phénomène.
Le général leva ses sourcils broussailleux et renifla d'un air menaçant. Un silence de mort s'abattit sur la pièce - il y avait de l'orage dans l'air. Toutefois, aucun coup de tonnerre n'éclata.
- Allons-y, Fandorine, prononça le chef de la Troisième Section d'une voix éteinte. Vous avez à terminer votre travail.
Finalement, il fut impossible de décoder les deux dernières inscriptions. Il s'agissait du report des informations arrivées le dernier jour, le 30 juin, et Fandorine ne pouvait donc en avoir eu connaissance. Le moment était venu de tirer les conclusions.
Marchant de long en large et accusant de plus en plus la fatigue, le général Mizinov réfléchissait tout haut.
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- Eh bien, rassemblons le peu dont nous disposons. Il existe une organisation internationale qu'il est convenu d'appeler " Azazel ". A en juger par la quantité de cartes - cartes dont nous savons maintenant que nous ne pourrons jamais les lire -, ses adhérents sont au nombre de 3854. Pour quarante-sept d'entre eux, ou plus exactement quarante-cinq étant donné que deux inscriptions n'ont pu être déchiffrées, nous possédons des éléments. Peu nombreux, cependant : l'appartenance nationale et la fonction occupée. Ni nom, ni âge, ni adresse... Que connaissons-nous encore ? Les noms de deux membres aujourd'hui disparus : Cunningham et Brilling. A part eux, il y a Amalia Béjetskaïa en Angleterre. Si votre Zourov ne l'a pas tuée, si elle n'a pas quitté le pays et si, évidemment, elle s'appelle effectivement comme cela... " Azazel " est une organisation violente qui, au besoin, ne recule pas devant les meurtres. Elle poursuit un but bien déterminé, mais lequel ? Il ne s'agit pas de francs-maçons, car je suis moi-même membre d'une loge maçonnique, et pas des moindres... Hum... Evidemment, Fandorine, vous n'avez rien entendu.
Eraste Pétrovitch baissa humblement les yeux.
- Rien à voir non plus avec l'Internationale socialiste, poursuivit Mizinov. Ces messieurs les communistes n'ont pas les reins assez solides pour cela. Sans compter que Brilling ne pouvait absolument pas être un révolutionnaire - c'est exclu. Quelles qu'aient pu être ses activités secrètes, mon cher adjoint faisait sérieusement, et avec succès, la chasse aux nihilistes. Dans ces conditions, quel but poursuit donc Azazel ? La réponse à cette question est essentielle ! Or nous n'avons rien à quoi nous raccrocher. Cunningham est