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mort. Brilling est mort. Nikolai Kroug est un simple exécutant, un second couteau. Ce vaurien de Pyjov est mort. Tous les fils sont coupés... (Lavrenty Arka-diévitch écarta les mains, l'air ulcéré :) Non, décidément je n'y comprends rien ! Je connaissais Brilling depuis plus de dix ans. C'est moi-même qui l'ai propulsé dans le monde ! C'est moi qui l'ai trouvé ! Jugez vous-même, Fandorine. Alors que j'étais général gouverneur de Kharkov, j'ai organisé tous les concours possibles et imaginables parmi les collégiens et les étudiants afin de stimuler, parmi la jeune génération, les sentiments patriotiques et les aspirations réformatrices. On m'a présenté un jeune homme maigrichon et gauche, collégien de dernière année, qui avait écrit une dissertation à la fois pertinente et passionnée sur le thème " L'avenir de la Russie ". Croyez-moi, par son esprit et son histoire personnelle, c'était un vrai Lomonossov. Orphelin de père et de mère, sans aucune famille, il avait étudié seul en vivant de rien et avait brillamment réussi l'examen pour entrer directement en septième classe de collège. Un talent inné ! Je l'ai pris sous mon aile, je lui ai alloué une bourse d'études, je l'ai fait entrer à l'université de Pétersbourg, et ensuite je l'ai pris à mon service, ce dont je n'ai pas eu à me plaindre une seule fois. C'était le meilleur de mes collaborateurs, mon homme de confiance ! Il faisait une brillante carrière, toutes les voies s'ouvraient à lui ! Quelle intelligence vive et originale, quel esprit d'initiative, quelle efficacité ! Seigneur, quand je pense que je m'apprêtais même à lui accorder la main de ma fille !
Le général se prit le front dans la main. Eraste Pétrovitch, par respect pour les sentiments du grand chef, observa une pause et toussota avec délicatesse.
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- Votre Haute Excellence, je me disais que... Evidemment, nous n'avons pas grand-chose à quoi nous raccrocher, mais tout de même...
Le général secoua la tête, comme pour chasser de mauvais souvenirs, et s'assit à sa table de travail.
- Je vous écoute. Dites, Fandorine, dites. Personne ne connaît cette histoire mieux que vous.
- En fait, voilà... commença Eraste Pétrovitch en regardant la liste puis en soulignant quelque chose au crayon. Nous avons ici quarante-quatre personnes puisque deux restent mystérieuses et que le conseiller d'Etat actuel, c'est-à-dire Ivan Frantsévitch, ne compte plus. Parmi eux, au moins huit ne devraient pas être très difficiles à identifier. Voyez vous-même, Votre Haute Excellence. Combien peut-il y avoir de chefs de la garde impériale au Brésil ? Ou encore le numéro 47F, directeur de département belge ; envoyé le 11 juin, reçu le 15. Il sera facile d'établir de qui il s'agit. Cela fait déjà deux. Trois : numéro 549F, vice-amiral de la flotte française ; envoyé le 15 juin, reçu le 17. Quatre : numéro 1007F, baronnet anglais frais émoulu ; envoyé le 9 juin, reçu le 10. Cinq : numéro 694F, ministre portugais ; envoyé le 29 mai, reçu le 7 juin.
- Laissons tomber celui-là, l'interrompit le général, qui écoutait avec une extrême attention. En mai, le Portugal a changé de gouvernement, si bien que tous les ministres du cabinet sont nouveaux.
- Ah oui ? fit Eraste Pétrovitch, contrarié. Bon, alors cela fait sept et non huit. Le cinquième est donc l'Américain : numéro 852F, vice-président de la commission sénatoriale ; envoyé le 10 juin, reçu le 28, alors que je suis à Londres. Le sixième :
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numéro 1042F, Turquie, secrétaire particulier du prince Abdùl-Hamîd ; envoyé le 1er juin, reçu le 20.
- Vraiment ? Oh, mais c'est très important. Et justement le 1er juin ? Tiens, tiens. Le 30 mai, un coup d'Etat a eu lieu en Turquie. Le sultan Abdùl-Aziz a été déposé, et le nouvel homme fort, Midhat pacha, a appelé Murâd V sur le trône. Et dès le lendemain, il aurait assigné un nouveau secrétaire à Abdùl-Hamîd, frère cadet de Murâd ? Quelle précipitation, dites-moi ! Cette nouvelle est de la plus haute importance. Midhat pacha ne serait-il pas en train d'élaborer un plan visant à se débarrasser de Murâd et à placer Abdùl-Hamîd sur le trône ? Eh, eh... Bien, mais cela n'est pas de votre ressort, Fandorine. Cela étant, nous aurons vite fait d'identifier ce secrétaire. Je vais sur-le-champ me mettre en relation télégraphique avec Nikolaï Pavlovitch Gnatiev, notre ambassadeur à Constantinople, nous sommes de vieux amis. Continuez.
- Et le dernier et septième : numéro 1508F, Suisse, préfet de police de canton ; envoyé le 25 mai, reçu le 1er juin. Il sera beaucoup plus compliqué d'identifier les autres, voire impossible pour certains. Mais si déjà nous retrouvons ces sept-là et que nous les fassions surveiller discrètement...
- Donnez-moi la liste, dit le général en tendant la main. Je vais immédiatement ordonner que l'on envoie des messages codés aux ambassades concernées. Il est évident que nous allons devoir collaborer avec les services spéciaux de tous ces pays. A part la Turquie, où nous disposons d'un excellent réseau... Vous savez, Eraste Pétrovitch, j'ai été brusque avec vous, mais n'en prenez pas ombrage. J'apprécie énormément votre contribution et tout le reste... Simple-
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ment, j'ai été très affecté... par Brilling... Enfin, vous comprenez.
- Je comprends, Votre Haute Excellence. Moi-même, d'une certaine manière, j'ai été aussi...
- Très bien, parfait. Vous allez travailler auprès de moi. Creuser l'affaire " Azazel ". Je vais créer un groupe spécial et y affecter les gens les plus expérimentés. Nous parviendrons coûte que coûte à démêler cet écheveau.
- Votre Haute Excellence, j'aurais besoin de faire un saut à Moscou...
- Pour quelle raison ?
- J'aimerais avoir une petite discussion avec lady Esther. N'étant pas tant une personne terrestre que céleste (là, Fandorine sourit), il est peu probable qu'elle ait été au fait des véritables activités de Cun-ningham, mais elle connaît ce monsieur depuis l'enfance et pourrait nous apprendre sur lui des choses utiles. Toutefois, s'adresser à elle officiellement, par l'intermédiaire de la gendarmerie, serait maladroit, n'est-ce pas ? J'ai la chance de connaître un peu milady, elle n'aura pas peur de moi, et en plus je parle anglais. Le passé de Cunningham peut nous mettre sur une voie prometteuse, qui sait ?
- Eh bien, s'il le faut, allez-y. Mais pour une journée, pas plus. Maintenant, allez dormir, mon aide de camp va vous indiquer vos appartements. Et demain vous prendrez le train du soir pour Moscou. Avec un peu de chance, nous aurons déjà reçu les premières réponses des ambassades. Le 28 au matin, discutez avec lady Esther et rentrez le soir même. Dès votre arrivée, venez me présenter votre rapport. Quelle que soit l'heure, c'est clair ?
- Parfaitement clair, Votre Haute Excellence.
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Dans le couloir de la voiture de première classe du train Saint-Pétersbourg - Moscou, un imposant monsieur avec des bacchantes à faire pâlir d'envie et un brillant piqué à sa cravate fumait le cigare en observant avec une curiosité non dissimulée la porte close du compartiment numéro un.
- Hé, mon brave, dit-il en faisant un signe de son doigt potelé au contrôleur qui venait fort à propos d'apparaître.
Celui-ci se précipita auprès du dignitaire et s'inclina avec respect :
- A votre service, monsieur. Le noble monsieur le saisit de deux doigts par le col et lui demanda d'une voix étouffée :
- Le jeune homme du premier compartiment, qui est-ce ? Tu le connais ? Il est sacrement jeune.
- Je suis le premier à en être étonné, murmura le contrôleur. Comme chacun le sait, le premier compartiment est réservé aux personnages particulièrement importants, on n'y accepte pas tous les hauts fonctionnaires. Seulement ceux qui voyagent pour affaire d'Etat cruciale et urgente.
- Je sais, fit le noble monsieur en exhalant un jet de fumée. J'ai moi-même eu l'occasion d'y voyager à l'occasion d'une mission secrète d'inspection à Novo-rossia. Mais celui-là est un vrai gamin. Le fils de quelqu'un, peut-être? Un de ces représentants de la jeunesse dorée ?